Le Journal de l'Homme invisible



Mon journal






















Etre dans la peau d'un homme invisible, voilà qui en a tenté plus d'un. Chacun aimerait un jour ressentir les impressions, l'excitation de n'être vu par personne, peut-être avec l'intention inavouée de s'autoriser ce que la morale et la bienséance réprouvent. Certains en profiteraient sans doute pour braver la loi et accomplir quelques exactions, vols ou crimes.

Cette tentation est bien humaine. Vouloir surpasser ses sens, défier les lois naturelles. Oser réaliser ce qui, au commencement, n'était qu'une vue de l'esprit, une simple idée, à peine imaginable. Mais un jour, l'intelligence de l'homme, et souvent l'intervention d'un heureux hasard, font que le "miracle" s'accomplit. La réalité rejoint la fiction.

Mais, au-delà des premiers enthousiasmes, cette réalité peut apparaître bien décevante. Se retrouver coupé du monde, différent, incompris, rejeté, traqué. Quelle satisfaction, ou même, quelle consolation reste-t-il, lorsque, en votre présence, les gens sont pris de panique 

Le jour où je parvins à la découverte de l'invisibilité, après tant de recherches, de nuits blanches, de dépenses financières -je vous passerai les détails : Wells a su bien rendre compte de l'événement dans son roman (même la participation du chat de gouttière à l'expérience est véridique)- ma joie fut débordante. 

Plus j'approchais du but, plus je craignais ne jamais pouvoir l'atteindre. Une chance hasardeuse mit la touche finale à mes efforts, m'offrant d'aboutir à ce résultat extraordinaire. J'y parvins l'hiver 1893-94, à l'âge de 29 ans. Je me trouvais alors dans un état d'épuisement total, prêt à tout abandonner. L'après-midi même, je doutais encore profondément de moi et de l'ensemble de mes travaux, mais cette nuit-là, tout me parut possible...

Comme l'explique le roman, une fois accompli ce "miracle" de la science, je dus fuir un triste appartement de Londres, pour échapper à son propriétaire qui me harcelait sans cesse, s'acharnant sur moi pour percevoir son loyer, alors qu'il ne me restait que quelques livres en poche. Mais jamais il ne me serait venu à l'idée de mettre le feu à cet endroit, même avec l'intention de faire disparaître toutes traces de mes expériences. En fait, j'ai déménagé "à la cloche de bois" avec mes précieuses notes et mon matériel le plus indispensable. Je profitais ainsi de mon invisibilité pour "emprunter" une carriole...



Extraits de mon journal


25 janvier 1894
 

Devenir invisible n'est pas une fin en soi...

Venant d'accomplir, il y a quelques semaines, l'exploit scientifique de rendre invisibles des êtres vivants, de petits mammifères (souris et rats), j'ai ensuite procédé à l'opération inverse, par laquelle les sujets sont supposés recouvrer leur apparence originelle.  A chaque tentative, l'expérience fut une réussite : les animaux sont réapparus sans avoir subi de séquelles.  Je rencontrai le même succès en poursuivant les essais sur deux chats et un chien trouvés. Pleinement confiant, ce soir, je risque le tout pour le tout, pratiquant sur moi-même,  selon le même protocole, l'épreuve décisive...

Le processus, par lequel je viens de devenir invisible, a duré presque trois heures.* 
Prenant seulement conscience, véritablement, du prodige que je viens d'accomplir, je me mets à pousser des cris de joie tel Colomb découvrant le Nouveau Monde. Mais l'instant d'après, subitement pris d'un angoissant pressentiment, je m'empresse de procéder à l'expérimentation inverse, déjà pressé de retrouver mon corps intact, bien apparent... Les minutes passent, puis les heures. Rien ! C'est l'échec ! Je me rends compte alors, horrifié, que redevenir visible s'avère pour moi, à ce moment-là, totalement impossible.
Cette nuit est cauchemardesque : terribles maux de tête, vertiges, vomissements. De surcroît, je me sens complètement abattu, catastrophé, terrifié ; comme si je réalisais brutalement que jamais je ne pourrai redevenir moi-même. J'écris ces lignes, à moitié fou de désespoir. Pourtant, je dois conserver mon sang froid, mon esprit rationnel. Et garder l'espoir...

* (Toutes les étapes de ma transformation sont décrites par Wells dans son roman de façon exacte ; l'écrivain n'ayant fait que reprendre les notes que je lui avais confiées.)



26 janvier 1894

Je n'ai retrouvé qu'au petit matin un semblant de paix. Il est huit heures, je vais mieux ; j'ai même faim. Rien n'est plus étrange que de se sentir exister sans pouvoir se voir. Ma vue des choses commence à évoluer : me voilà partagé entre la joie exubérante d'un enfant découvrant une chose extraordinaire, et la crainte du même enfant face à l'inconnu, à cet avenir incertain auquel il ne me sent point du tout préparé. L'univers n'a pas été conçu pour un être surnaturel tel que moi. Cette prise de conscience me donne le vertige. Il me faut réagir au plus vite pour ne pas sombrer dans la folie. 
Je réalise parfaitement être tombé dans mon propre piège, et ne pouvoir en sortir. Il me faudrait redevenir une personne ordinaire. Mais voilà, il est déjà trop tard... Pour le présent, je vais faire en sorte de jouir de mon état. Car quoi, c'est bien ce que je désirais par dessus tout : devenir invisible ! Pour faire avancer la science, certes ; mais également me prouver à moi-même ce génie dont je doutais, et le faire reconnaître à mes pairs. Mais avant toute chose, je dois absolument recomposer la formule de réversion de l'invisibilité. Je suis persuadé qu'il ne s'agit que d'une question de dosage. J'y laisserai peut-être la vie, j'en suis bien conscient ; mais il m'est impossible d'accepter la fatalité de mon sort.


27 janvier 1894

Depuis hier, je suis pris d'insupportables maux de tête, à me la frapper contre les murs, accompagnés de nausées. J'ai essayé plusieurs remèdes : aucun médicament, ni bains d'eau chaude ou froide, pas même le café noir, bien fort, n'ont réussi à soulager ces migraines lancinantes. J'ai alors décidé de commettre un acte impensable pour moi jusqu'alors.
A ce jour, me retrouvant désargenté, et ne supportant plus ces horribles douleurs, me voici acculé à franchir le pas, à basculer dans l'illégalité. Par tous les moyens, il me faut obtenir des substances efficaces pour que cessent ces martèlements à l'intérieur de mon cerveau, qui finiront par me faire perdre la raison. Je suis donc décidé à cambrioler la pharmacie la plus proche. 
J'ai attendu la nuit. Vers minuit, chaudement vêtu, le visage vide camouflé par une écharpe épaisse et de sombres lunettes, j'ai quitté l'immeuble vétuste pour me presser jusqu'à la petite pharmacie du quartier. Les rues étaient désertes ; juste un cab à passer. Parvenu à l'officine, muni d'une barre de fer rouillée, trouvée dans la cave de l'immeuble, j'ai réussi à fracturer la porte de derrière. Dans la réserve, j'ai trouvé les produits qu'il me faut. J'en ai profité pour prendre des bandages médicaux et des gants en latex.


28 janvier 1894

Enfin, je me décide à sortir en plein jour. Je ne peux me rendre invisible en me dénudant complètement : le temps qu'il fait dehors -pluie et froidure- m'en dissuade totalement. J'attraperais la mort. Il me faut me vêtir comme à l'accoutumée, complétant mon habillement de bandages pour recouvrir le vide de mon visage comme s'il s'agissait de celui d'un grand brûlé, poser sur mon nez des lunettes fumées pour le soleil, car d'yeux, je n'en ai point de visibles ; sans omettre de porter des gants pour dissimuler l'inexistence de mes mains. En l'absence de chevelure, quoiqu'elle soit bien là, je me coiffe commodément d'un chapeau de feutre. Me voilà paré pour une promenade dans la cité. 
Je croise bien du monde, des gens pressés lisant le journal, hélant un cab, des femmes qui courent en tenant des enfants par la main, des marchands des rues s'époumonant pour attirer le client. Peu me voient réellement ; chacun est plongé dans ses préoccupations du quotidien, faisant abstraction de l'insolite ; ce que je pourrais représenter pour eux, curieux personnage, affublé de bandages, le chapeau enfoncé sur le crâne, au ras de lunettes noires, les mains enfoncées dans les poches. Je baisse la tête ; je cherche à me faire oublier, à disparaître en quelque sorte. Et finalement, j'y parviens assez bien. Ce sont les enfants les plus surpris, sans doute parce qu'ils savent encore observer et s'émerveiller. Certains me montrent du doigt, mais leurs parents sont trop absorbés pour seulement tenir compte de leur étonnement.


3 février 1894

Grâce au médicament que j'ai préparé avec les produits pharmaceutiques dérobés, mes migraines se sont espacées dans le temps pour, finalement, disparaître. Dès que j'en ressens de nouveau les signes annonciateurs, j'ingurgite mon remède, afin d'éviter de sombrer une fois encore dans ces maux qui me détruisent les neurones et déclenchent chez moi une humeur massacrante. J'en étais venu à briser du verre et à taper du poing contre les murs. Cette attitude ne fut pas appréciée par mon propriétaire, qui me le fit savoir en protestant et en me menaçant selon son habitude. Je lui ai fermé la porte au nez ; mais je devine qu'il n'en restera pas là...


19 mars 1894

Le temps s'est légèrement radouci : 3° au-dessus de zéro. Je n'y tiens plus. Je désire apprécier l'effet de me balader en pleine rue, cette fois, complètement invisible, et décide donc de sortir de l'appartement, sans le moindre vêtement sur moi. Invisibilité oblige !
Dans l'escalier, je croise Mr Zilberman, mon détestable propriétaire. Les marches craquent. Je souris. Quel plaisir de frôler une personne que vous ne souhaitez pas voir, et de ne point être vu par elle.
Dans la rue, les passants marchent droit devant eux, et c'est à moi de les éviter. Devant me montrer constamment vigilent pour ne point télescoper quelque personne trop pressée, je m'aperçois que la chose est loin d'être évidente. Et ce qui est à craindre se produit : une forte femme à chignon fonce droit devant elle, comme une baleine en plein océan, sans se préoccuper des piétons autour d'elle. Distrait quelques instants, je n'ai pas le temps de me garer sur le côté, et le mastodonte me rentre dedans. Nous tombons tous les deux à la renverse. La grosse femme essaie de se relever avec peine, assistée par un petit homme courtois. Je la vois éberluée, le chignon défait, ne comprenant rien à ce qui vient de se produire. Et moi, de détaler sans demander mon reste, bousculant encore quelques piétons et à deux doigts de me faire renverser par un brougham.


25 mars 1894

Il me faut trouver un autre logis pour avancer dans mes recherches. Mr Zilberman ne cesse de réclamer son dû, et je m'aperçois qu'il ne me reste que quelques livres pour subsister. 
En fin de matinée, accomplissant ma promenade quotidienne, je suis tombé sur un ancien camarade d'université, Robert James. Lui ne m'a pas reconnu, bien entendu. Comment l'aurait-il pu ? Il ne faisait pas chaud, et je suis sorti tout habillé, avec mes inséparables bandages, lunettes noires et chapeau. Me présentant d'emblée à lui comme son vieux copain George, devant sa mine horrifié, je lui expliquai la raison de mon état, conséquence d'un terrible accident de laboratoire qui m'avait défiguré. Quelque peu rassuré, Robert m'a invité à l'accompagner chez lui, à dix minutes de marche de là, pour partager son déjeuner.
Devenu récemment docteur en médecine, son cabinet se situe sur Wells Street, proche de St James square. Un quartier mieux fréquenté que le mien, c'est sûr ! En fait, Robert consulte au rez-de-chaussée de son appartement, qui s'étend sur deux étages, sans omettre une vaste pièce sous les combles. 
Nous fûmes accueillis par son épouse, une ravissante jeune femme blonde, Nadia, d'origines russes. A table, je leur ai parlé, de façon évasive, de mes expériences scientifiques laborieuses, sans évoquer le sujet de l'invisibilité. Mes hôtes m'écoutaient avec grand intérêt. A la fin du repas, le sujet s'est porté sur ma situation professionnelle. Avec quelque réticence, j'ai tout de même évoqué mes problèmes de logement, et surtout d'argent. Mon ami consulta du regard son épouse qui lui répondit par un discret mouvement de tête, approbateur ; aussitôt, il me proposa d'emménager provisoirement chez lui, dans ce grand grenier, le temps pour moi de trouver un emploi satisfaisant. J'ai accepté tout de go. L'occasion était trop belle. 






30 mars 1894 

Plus qu'une journée avant que mon propriétaire ne fonde sur moi, usant de ses sempiternelles menaces. Cette fois, il compte s'introduire dans l'appartement, assisté de ses fils, des sortes de brutes, pour s'indemniser comme il l'entend, en récupérant mon matériel expérimental, si je ne lui règle pas le loyer du mois. J'en suis bien incapable : il ne me reste que quelques économies, juste suffisantes pour me nourrir encore quelques jours. J'ai donc décidé de m'éclipser avec tout ce que je pourrai emporter. N'ayant plus un instant à perdre, le déménagement aura lieu cette nuit. Je compte utiliser une charrette à bras que j'ai repérée sous un appentis tout proche. Invisible, il me faudra néanmoins faire attention en me déplaçant avec ce chargement précieux, dissimulé sous une bâche ; les rues de Londres ne sont pas rassurantes la nuit, même si des policemen patrouillent régulièrement. Et justement, il me faut craindre qu'ils m'interceptent s'ils remarquent cette charrette se déplaçant curieusement sans équipage.



31 mars 1894 

Mon déménagement clandestin, de nuit, s'est déroulé au mieux, fort heureusement. Je n'ai pas vu l'ombre d'un agent dans les rues, ni celle de quelque crapule prompte à vous égorger pour quelques pennys. Ce qui peut sembler extraordinaire, vu que le trajet fut long, et que, prenant mille précautions, je mis plus d'une heure et demie pour parvenir à destination. 
Chaque fois que j'apercevais quelqu'un, j'immobilisais la charrette et patientais le temps qu'il fallait. Un moment, j'ai croisé deux hommes élégants, en gants blancs et haut-de-forme, parfaitement éméchés, que la vision de ce chariot autonome, sans personne pour le guider, surprit un instant. Puis, mettant sans doute sur le compte de leur joyeuse ébriété cette étrangeté, ils poursuivirent leur chemin tout en titubant, sans faire de commentaire sur le sujet.
Astreint à la nudité pour profiter de cette invisibilité, dès mon arrivée, me suis-je empressé de me rhabiller chaudement. En ce début de printemps, les nuits sont encore glaciales. Cependant, devoir user de mes propres forces pour tracter cette lourde charrette à bras avait contribué à mon réchauffement. A cette occasion, je constatai avec bonheur que ma puissance musculaire était devenue phénoménale. Je me sentais la vigueur d'un cheval. Aussi surprenant que cela puisse paraître, la substance opère formidablement sur mon corps, mais pas uniquement quant à le rendre invisible.
Il me tardait de mettre tout mon matériel à l'abri ; mais il faisait encore nuit, et loin de moi l'intention de réveiller Robert et son épouse. Aussi, ai-je attendu patiemment jusque sept heures ce matin avant de frapper à leur porte. C'est Angela, la femme de ménage, une jeune écossaise toute timide, qui m'a ouvert. 


1er avril 1894




Mon emménagement s'est effectué en à peine une heure, le temps de quelques allées et venues, depuis le trottoir jusqu'au grenier, au troisième étage ; le rez-de-chaussée et le premier étage, étant occupés par Robert et son épouse, et le second, par un homme d'affaires, Mr Jackson, qui ne retrouve son appartement que mensuellement, lors de ses passages à Londres. Vis-à-vis de cette vaste mansarde, qui abrite désormais tout mon matériel de laboratoire, dans une autre pièce, loge Angela, la femme de ménage ; nos deux chambres n'étant seulement séparées que par un étroit couloir. Une nouvelle fois, mes hôtes m'ont proposé de déjeuner avec eux ; ce qui me gêne énormément, ne désirant pas abuser de leur bienveillance. J'ai cependant accepté, mais suis bien décidé à me restaurer autrement, à l'avenir. Pour ce faire, il me faut avant tout dénicher un emploi qui me garantisse rapidement le gîte et le couvert. Eplucher les annonces du journal constitue sans doute le meilleur moyen d'y parvenir. 
En attendant, comme le temps s'annonce doux, l'envie me prend de sortir invisible avant le repas. Dans la rue, un petit homme chétif trottine devant moi. Je le repère tout de suite à cause d'un ridicule postiche qui dissimule son crâne, sans doute, bien dégarni. Je m'approche de l'individu, et d'un geste prompt, lui arrache sa perruque. D'abord surpris, le bonhomme, qui semble tenir à ses faux cheveux, s'emporte brusquement et se met à crier au voleur, poursuivant l'objet du délit, soulevé dans les airs, qui s'envole comme une plume au vent. 
Rentré quelque peu essoufflé, avant le déjeuner, je mets un point d'honneur à coiffer mon crâne invisible de ce semblant de chevelure, qui, à table, fera meilleur effet, au sommet de mon chef, qu'un chapeau. Puis j'emballe mon visage comme une momie ; laissant cependant un mince espace au niveau de la bouche, suffisant pour m'alimenter, sans éveiller les soupçons de mes hôtes... j'espère, du moins, qu'ils ne remarqueront point la non apparence de mes dents et de la langue. Par ailleurs, je compte porter au repas mes gants en latex, pas suffisamment transparents pour qu'on remarque mon invisibilité, et en tout cas, plus commodes que mes gants en cuir pour saisir une fourchette.


2 avril 1894

Contre toute appréhension, le déjeuner d'hier s'est déroulé sans incident. Je craignais que Robert ou Nadia, et même Angela, leur servante, ne s'aperçoivent de mon état par quelque négligence de ma part, ou soient indisposés par l'anormalité de mon apparence. Il est certain que se retrouver à table avec un homme sans visage a de quoi décontenancer. Mais, mes amis n'ont rien laissé paraître d'un quelconque trouble, s'habituant sans doute déjà à mon originalité. D'ailleurs, j'ai fait tout mon possible pour détendre l'atmosphère par des pointes d'humour. Mes hôtes forment un coupe charmant, très amoureux, plein de simplicité et de chaleur humaine. Dans mon malheur, je ne pouvais trouver de maison plus accueillante. 
Nous avons devisé sur des sujets divers, pas uniquement médicaux ou scientifiques, pour ne pas ennuyer Nadia qui n'entendait rien à ces propos ; ce qui ne l'empêche pas d'être ouverte sur la culture en général. 
J'en ai profité pour justifier du port de ces lunettes fumées, prétextant que l'incendie dont j'avais été victime, m'avait brûlé les paupières, désormais inexistantes ; ce qui n'est pas faux, puisque l'invisibilité les empêche de me protéger du soleil. Dès lors, ces lunettes n'ont pas seulement pour but de dissimuler l'absence de mes yeux, mais également de les abriter des lumières agressives.


27 avril 1894

Il n'est pas question, dans mon état, de reprendre l'enseignement au Royal High School. D'ailleurs, j'avais donné ma démission de ce poste l'été dernier, ne supportant plus certains élèves ignares et chahuteurs. Je préférais déjà investir toutes mes forces intellectuelles dans cet ambitieux projet alliant la biochimie et la physique moléculaire ; n'en faisant part à personne. Mes collègues ne m'en trouvaient que plus étrange et secret, et ne me côtoyaient guère. Le plus clair de mon temps, en dehors des cours, je le consacrais à mes recherches au sein du laboratoire de l'établissement, m'y barricadant les soirs. Le veilleur de nuit, m'ayant pris en sympathie, feignait d'ignorer ma présence nocturne. Il m'arrivait souvent, en effet, de dormir sur place, à même une  paillasse...
Jusqu'à ce jour, mes recherches d'emploi se sont avérées vaines. Combien de fois, me rendant à un entretien d'embauche, ai-je été éconduit, d'emblée, par l'employeur embarrassé, choqué même, à la vue de cet inquiétant personnage, curieusement affublé, et n'inspirant que la crainte.
Enfin, je viens d'être engagé ! Faisant valoir mes doctorats en physique et en biochimie, une école de cours par correspondance m'a répondu aujourd'hui, m'offrant un contrat de professeur en mathématiques et sciences naturelles. Mon activité consiste simplement à corriger des devoirs d'élèves me parvenant par la poste. Le salaire n'est pas mirobolant, mais suffisant pour permettre de m'alimenter et d'acquérir les produits indispensables à mes expériences. 




6 mai 1894  

Après de longs mois de silence, je me décide à écrire à mes parents et ma soeur à Edinburgh. L'an dernier, j'avais quitté le Royal High School dans la précipitation, démissionnant sans donner d'explications. En fait, j'étais parvenu à faire disparaître des souris et des rats. Dès lors, je fus convaincu de parvenir au but. Obsédé par ce rêve fou de l'humanité que j'avais toujours jugé réalisable, me sacrifiant corps et âme pour l'atteindre, il me fallait désormais passer à l'étape supérieure. Déjà, rendre à ces rats leur apparence originelle, puis, tenter les expériences sur d'autres mammifères plus gros, tels des chats ou des chiens, avant de devenir moi-même cobaye. Car, telle devait être la finalité : que l'homme devienne invisible. Ce projet, je ne l'avais confié à personne, excepté mon père, lui-même chimiste ; mais il m'avait alors ri au nez, m'accusant presque de folie. Je ne lui est plus jamais parlé de l'avancée de mes travaux.
Désormais, je devais absolument franchir un cap, bouleverser mes habitudes, tout quitter. Sans prévenir ma famille, ni les rares amis qui me restaient, je laissai Edinburgh derrière moi pour me rendre à Londres avec tout mon matériel scientifique, dénichant un appartement vétuste dans une sorte de taudis de Fore Street. Le loyer était onéreux pour ce que valait le gîte, mais je le trouvais suffisamment vaste pour y établir mon laboratoire.
Il me reste, aujourd'hui, à rendre compte de ma situation aux miens, devinant leur inquiétude à mon sujet. Sans doute, avaient-ils prévenu les autorités de ma disparition. Mais jamais personne n'est remonté jusqu'à moi. J'avais réussi à couper les ponts. Maintenant, dans mon désarroi, j'éprouve le besoin de renouer les liens avec ma famille, de la rassurer sur mon sort. S'ils savaient... Je ne leur dirai rien de la vérité, bien entendu. Je leur donnerai l'explication habituelle d'un incendie de laboratoire, responsable de mon visage défiguré et de mon corps partiellement brûlé. Je sais qu'ils vont être catastrophés par mes lignes ; mais il me faut bien me justifier, car, comptant leur indiquer mon adresse actuelle chez Robert, je m'attends à recevoir un jour prochain leur visite. Déjà, celle d'Anna, ma soeur, qui, sans doute, va accourir en prenant le premier train pour la capitale.


7 mai 1894

J'ai rédigé ma lettre durant la  nuit, et l'ai postée ce matin...

Je ne supporte pas qu'on rôde à proximité de ma chambre, ou plutôt, de mon laboratoire. Je sens une présence, quelqu'un écoute derrière ma porte. Je devine une respiration, le plancher craque. M'approchant doucement de la porte, je l'ouvre brusquement : personne ! Pourtant, je suis persuadé que l'on m'espionne. Sans doute, Angela, la femme de ménage dont la petite chambre se situe juste en face de la mienne. Patience, je la prendrai sur le fait, et alors, elle devra s'expliquer. Je la suppose aussi curieuse et indiscrète qu'elle ne se montre timide et effacée.

Quant à Robert et Nadia, toujours autant affables avec moi, ils se gardent bien de faire allusion à mon état physique, si déplorable. Remarquant ma gêne dès qu'il s'agit de leur exposer mes travaux scientifiques du moment, ils ont le tact d'évoquer d'autres sujets. Par contre, avec eux, je ne me prive pas de commenter mes corrections de devoirs, certains s'avérant  complètement fantaisistes, farfelus même ; au point que j'en ris de bon coeur, et communique mon hilarité à cet amical couple d'auditeurs.
Désormais, je partage rarement leur table, préférant m'alimenter frugalement : quelques fruits et légumes, rarement de viande, un peu de pain et de lait, des oeufs et du bacon qu'Angela me cuisine et dépose devant ma porte, à même le sol, après avoir frappé. J'attends qu'elle s'en aille pour ouvrir et prendre le plateau, désirant avoir le moins de contacts possibles avec cette jeune fille dont, curieusement, je me méfie. La soupçonnant de vouloir m'épier par tous les moyens, allant jusqu'à glisser un oeil par le trou de ma serrure, j'ai fini par en masquer l'ouverture avec un mouchoir bien noué autour de la clé.


11 mai 1894


Ce matin, je reçois une lettre marquée du tampon de la poste d'Edinburgh. L'écriture de ma mère est reconnaissable sur l'enveloppe. Je monte précipitamment dans ma chambre ; mes mains tremblent tandis que j'ouvre maladroitement le pli. Les nouvelles que m'apprennent les mots maternels, écrits nerveusement, m'accablent par leur contenu dramatique. Mais pouvait-il en être autrement ? 
Suite à ma soudaine disparition, la police écossaise, sur l'insistance de mes parents, avait mené un semblant d'enquête. Pourtant, n'avais-je pas donné officiellement ma démission d'enseignant à l'école ? Je pouvais tout abandonner, et partir, sans même prévenir mes proches. C'était mon droit ! Combien l'ai-je regretté par la suite ! Mais mon père n'avait rien voulu connaître de mes recherches sur l'invisibilité. Peut-être, craignait-il, justement, que ces étranges expériences, s'avérant dangereuses, me conduisent aux portes de l'enfer. Comme si, en sortant des sentiers battus de la science, je défiais le Créateur en personne...

Par ses lignes, ma mère m'apprend le profond abattement de Anna qui me porte tant d'affection. Peu de temps après mon départ inexpliqué, ma soeur s'est mise à dépérir. Mes parents, terriblement préoccupés par son état, l'ont placée en maison de repos. Mon père était furieux de ma fuite. En avait-t-il deviné la raison ? Ma mère, plus que lui, s'inquiétait de mon sort. Elle se renseigna auprès des hôpitaux et cliniques d'Edinburgh et au-delà, dans le cas où j'aurais été admis dans l'un deux... Au bout de quelques jours, il fut décidé de signaler ma disparition aux autorités. Une connaissance de mon père, médecin, se proposa même de l'évoquer à un de ses confrères de Londres, le Dr Watson, biographe et ami du fameux détective, Sherlock Holmes, réapparu -lui aussi- après qu'on l'ait cru mort depuis trois ans. Informé de l'affaire, Mr Holmes n'y trouva aucun intérêt, et déclina l'enquête.
A ce jour, mes parents doivent se trouver rassurés à mon sujet, quoique je devine une appréhension de leur part à me revoir. Sans doute, la crainte de retrouver leur fils physiquement détruit. Pourtant, je sens ma mère prête à surmonter cette douloureuse épreuve. Malheureusement, mon père, inflexible, a jugé pour elle : ils ne viendront pas, du moins, pas dans les semaines à venir ; prétextant songer, avant tout, à apporter tout leur réconfort à Anna, si fragile, si vulnérable, physiquement et moralement, malgré le soulagement et la joie qu'elle éprouva en me sachant vivant. Que cette sentence paternelle est dure à accepter ! Mais, sans doute, l'ai-je amplement méritée.


18 mai 1894

Je ne m'imaginais pas la masse de travail que peut représenter la correction de toutes ces copies qui me parviennent régulièrement par voie postale, et surtout, je n'avais pas suffisamment évaluer le temps à y consacrer. En optant pour la prise en charge de deux matières, j'ai ainsi pu multiplier par deux mon salaire, mais par voie de conséquence, l'investissement dans ces tâches en a forcément été doublé, lui aussi. Ce qui me laisse moins de disponibilité pour avancer dans mes recherches expérimentales.
D'ailleurs, les derniers essais sur ma personne se sont encore soldés par des échecs. Ils n'ont réussi qu'à provoquer chez moi de nouveaux maux de tête et des malaises. Je me rends compte que, chaque fois, je risque gravement ma santé. Plus le temps passe, et plus je réalise que, sans doute, jamais je ne parviendrai à redevenir celui que j'étais. Il m'arrive de désespérer. Je crains de sombrer dans la dépression, voire dans la folie.
Je n'éprouve aucune jubilation à être parvenu à l'invisibilité, reclus que je suis, hanté par cette obsession de "guérir". Jamais je n'aurais dû ainsi tenter le diable. Mon état est une malédiction. Quel avantage, finalement, que celui d'être imperceptible aux yeux des hommes ? A part la possibilité d'être ignoré d'eux pour commettre quelques espiègleries ou méfaits.  


23 mai 1894

Dès à présent, j'abandonne toutes nouvelles tentatives expérimentales. Lorsque je crois être parvenu à la solution, entrevoyant alors ma délivrance, l'instant d'après, survient l'échec... encore et toujours ! Alors, je m'effondre, sans plus me faire d'illusions. Avant tout, il me faut me libérer l'esprit de cette détresse qui m'envahit. 
Le soleil brille au dehors. Le temps est doux. Je décide de descendre dans la rue me détendre les jambes. Mais, ces bandages qui me compressent le visage, ces lunettes qui obscurcissent ma vue, ce chapeau qui me pèse et ce postiche ridicule qui m'échauffe le crâne... j'en ai assez ! Avant de sortir prendre l'air, j'opte donc pour le costume d'Adam.
En cet après-midi radieux, la rue est animée. J'ai pris l'habitude de me faufiler entre les piétons trop lents et d'éviter ceux qui m'arrivent de front. 
A un moment, j'aperçois à quelques pas devant moi, un vieil aveugle avec sa canne blanche. Il me vient à l'idée d'engager la conversation avec lui, songeant qu'un infirme ne peut supposer être l'interlocuteur d'un homme invisible. Et les gens qui croisent son chemin vont simplement s'imaginer qu'il s'agit là d'un doux illuminé se parlant à lui-même, à voix haute. Je l'apostrophe donc aimablement, tout en me rendant compte que je mesure deux têtes de plus que lui. C'est un personnage courtois, habillé sobrement ; il porte une barbe blanche fournie. Nous ne faisons qu'échanger des propos anodins sur le temps et les saisons... 
Au bout d'un moment, nos chemins devant se séparer, je lui tends la main, ou plutôt, je mets ma main dans la sienne pour le saluer. C'est alors que, ses yeux vitreux semblant me distinguer, le vieil homme se met à me sourire étrangement, et, très calme, il me dit : "Au plaisir de vous revoir, Monsieur... l'Invisible !"
Je suis décontenancé par ces quelques mots inattendus, et ne trouve rien à lui répliquer. Comprenant ma surprise, l'aveugle m'explique : "J'ai été étonné de n'entendre que vos pas feutrés  : vous ne portez donc pas de souliers et marchez les pieds nus. J'ai aussi remarqué l'absence de frottements, ceux que produit l'étoffe des vêtements : par conséquent, vous déambulez  tout nu dans la rue. Et puisqu'il est impensable que quelqu'un sorte en plein jour, ainsi, dans son plus simple appareil, sans aussitôt déclencher l'indignation des passants, j'en ai déduit que vous étiez tout bonnement invisible."
Sur ces mots, sans manifester la moindre émotion, le vieil homme s'en va, me laissant sur place, interdit...


8 juin 1894

Me voici redevenu VISIBLE ! Finalement, j'ai augmenté sensiblement les doses des solutions de chlorhydrate de quinine et de tétrachlorure de carbone, parvenant à composer la substance parfaite pour réussir à déclencher le processus inverse à celui de l'invisibilité. Jusque-là, j'étais toujours si proche du but, sans jamais pouvoir l'atteindre. Une fois, je me suis évanoui. En retrouvant mes esprits, je fus persuadé de percevoir distinctement mon reflet dans le miroir ; mais l'instant d'après, mon image s'évapora. Sans doute, une hallucination...
Cette fois, je peux véritablement me mirer dans la glace, identique à celui que j'étais il y a quelques mois. Quelle émotion ! Quelle joie ! Désormais, me voilà capable de devenir autant invisible que le contraire, comme il me plaira de l'être ! 
Je m'en vais révéler mon visage à Robert et Nadia, leur conter mon exploit, les priant de me pardonner de leur avoir caché la vérité, d'avoir user de ce stratagème d'un déguisement pour les préserver de l'horreur de mon état, pire que celui d'être défiguré. Maintenant, je ne connais plus la honte ; mon désespoir s'est éteint. Je revis !

Ensuite, il me faut envoyer un télégramme à mon père ; l'invitant à me retrouver au plus tôt à Londres avec ma mère et ma soeur... Et pourquoi mes amis, John, Henry, Philip ne les accompagneraient-ils pas ? J'ai une formidable nouvelle à leur annoncer. Ils vont être fiers de moi. A moins qu'ils n'apprennent déjà par les journaux l'extraordinaire information : "George Griffinovitch, un jeune biochimiste et physicien, vient de découvrir le secret tant espéré par l'humanité depuis ses origines, celui de l'invisibilité. Il est même parvenu à retrouver son apparence première. Le jeune savant a accompli ce "miracle" de la Science devant un parterre de sommités de l'University College de Londres. Tous les professeurs assemblés, parmi les plus brillants et éminents du Royaume, ont applaudi sans réserve le génie de cet homme invisible, l'unique Homme invisible, à ce jour."
Quand, tout à coup, l'inattendu, un bruit incongru. Quoi ? Comment ? Cela ne se peut pas ! Oh, non ! On a frappé à ma porte. C'est Angela. Elle vient de déposer le plateau sur le plancher. Voilà donc le matin ! Ainsi, je m'éveille, toujours invisible, désespérément INVISIBLE !...


9 juin 1894 

Ce rêve enthousiasmant, si réaliste, m'a causé, à mon réveil, une terrible déception. J'étais devenu l'Homme du Jour, un personnage hors du commun, reconnu, admiré, comblé. Une glorieuse carrière de professeur d'université s'offrait à moi. De toute évidence, ne contribuais-je pas aux avancées de la Science, au bonheur de l'humanité ? Et alors que j'accédais aux plus grands honneurs, à la reconnaissance de mes pairs... tout s'effondrait autour de moi. Je demeurais seul, misérable, infirme, victime de cette redoutable invisibilité qui me tenait indéfiniment sous sa coupe.
Maintenant, peut-être ce rêve recèle-t-il quelque prémonition ? Pour ma conscience, n'est-ce pas un encouragement à poursuivre envers et contre tout, inlassablement, une oeuvre si périlleuse ? Ne puis-je y voir l'espoir que, malgré les échecs, la solution demeure là, à portée de mon esprit ? Encore un sursaut de volonté, et alors, je parviendrai forcément au but ! Je vais tout reprendre à zéro, et, cette fois, je dois absolument réussir ; sous peine, sinon, de perdre toute raison de vivre.


10 juin 1894

Ce matin, je me suis levé aux aurores, rempli d'enthousiasme quant à reprendre mes expériences. Hier, j'ai acheté chez un animalier quelques rongeurs. J'ai trouvé le bonhomme plutôt ahuri ; mon accoutrement de momie à lunettes n'est sans doute pas étranger à son état d'hébétude. Je tente maintenant de modifier ma formule de réversion de l'invisibilité en variant les doses de chaque produit, en les limitant aussi, considérant toujours la petitesse de ces organismes vivants. 

Hélas, les uns après les autres, souris et rats, devenus invisibles, viennent à perdre la vie, dès lors que je procède à l'opération inverse pour leur rendre une apparence. Jusque-là, mes cobayes ne faisaient que disparaître pour de bon, comme ce fut mon cas ; mais voilà que leur coeur ne tient pas ; à moins qu'il ne s'agisse d'un empoisonnement de leur sang... Il se produit alors un curieux phénomène : une fois mortes, les petites bêtes réapparaissent à ma vue en quelques minutes. 
Pour l'instant, je constate donc que les substances que j'utilise sont beaucoup trop novices dans les proportions établies. Cependant, la réversion se réalise, entraînant le trépas des animaux. Ne souhaitant pas subir le même destin, je vais poursuivre mes expériences avec beaucoup de prudence. Pourtant, je reprends courage, me sentant sur la bonne voie.


11 juin 1894 

Je reçois un courrier de ma mère. Elle est quotidiennement au chevet de ma soeur dont la santé s'étiole sévèrement. Mon père devient taciturne. Il s'enferme dans son bureau. Sans doute, songe-t-il, la majeure partie de son temps, à sa fille en proie à la maladie, et à son fils, qu'il doit rendre responsable de son désespoir. Je n'espère pas revoir mes parents et Anna avant longtemps... si je les revois un jour.


20 juillet 1894 

Me voilà cloîtré volontairement entre les quatre murs de ce grenier encombré d'objets poussiéreux ; m'imposant la contrainte de ne point m'évader de ce laboratoire de fortune tant que je n'aurai pas atteint l'objectif qui m'obsède. Il fait une chaleur étouffante sous ce toit.
Je me suis procuré suffisamment de rats et de souris chez mon vendeur habituel, toujours aussi pantois, pour multiplier les expériences, autant que nécessaire. 
Robert et Nadia commencent à s'inquiéter de ma sombre humeur ; tandis que je me refuse à sortir de ma chambre, même pour partager leur repas dominical. Chaque matin, Angela dépose l'habituel plateau de nourriture au pied de ma porte. M'alimentant peu, tellement je suis obnubilé par le désir de recouvrer l'intégrité de mon corps, bien visible, je consacre mes jours et mes nuits à ces recherches qui m'épuisent.


24 juillet 1894

Ce dimanche, j'ai accepté volontiers de partager le déjeuner de mes amis. Je les ai d'ailleurs priés de me pardonner mon comportement renfermé, auquel j'ai trouvé de quelconques prétextes. Durant tout le repas, je me suis efforcé de faire bonne contenance, leur confiant même quelques aspects de mes recherches, sans divulguer l'essentiel. Mon but, leur ai-je exposé, est de réussir à reconstituer les tissus organiques ; bien sûr, avec l'intention personnelle de retrouver figure humaine et mon corps intègre. Ce qui, d'ailleurs, est la vérité. J'en ai profité pour évoquer le manque d'éclairage dans ce grenier : quelques lampes à huile, insuffisantes pour que je puisse travailler dans de bonnes conditions, par temps nuageux ou la nuit. Mes hôtes possèdent l'électricité, et comme je l'espérais, Robert m'a promis de me faire monter un fil électrique jusqu'à mon étage dès le lendemain. Je l'en ai remercié infiniment, tout en jubilant intérieurement. En effet, j'ai dans l'idée d'utiliser l'énergie électrique pour la suite de mes expérimentations.


26 juillet 1894

Grâce à la fée électricité qui vient d'être installée dans mon laboratoire, je peux désormais mettre en application mes dernières théories ; mon but étant de déstabiliser les molécules organiques pour intensifier le phénomène d'invisibilisation. Je viens de capturer un chat de gouttière suffisamment culotté pour s'être introduit dans mon gîte par la lucarne du grenier. Après quelques coups de griffes bien senties, je suis parvenu à immobiliser le félin en le sanglant dans l'appareil que j'avais conçu à cet effet. Une fois anesthésié, j'ai placé sur plusieurs parties de son corps de petits électrodes, lui injectant ensuite une juste dose de ma solution invisibilisante, avant de lui envoyer quelques décharges inoffensives d'électricité. Cette fois-ci, non seulement l'essai fut concluant : l'animal disparut progressivement ; mais le processus s'est déroulé de façon accélérée, en quelques minutes, au lieu d'une bonne heure, comme je l'avais compté auparavant, s'agissant de petits mammifères. 
Avec l'emploi de la substance qui permet d'inverser le phénomène, utilisant toujours le concours de l'électricité, cette fois encore, le déroulement de l'opération s'accéléra. La réapparition du petit fauve s'accomplit en moins d'un quart d'heure. Après son réveil, dès l'état comateux estompé, la bête détala, et d'un bond, réussit à filer par où elle était venue.


27 juillet 1894

Les derniers résultats obtenus sont donc des plus encourageants. De l'animal à l'homme, il n'y a qu'un pas ; mais ce pas peut représenter un gouffre. Suis-je vraiment prêt, cette fois, à tenter l'expérience, à risquer ma vie pour me débarrasser de la peau de l'homme invisible... peut-être définitivement ? George Griffinovitch redeviendra alors lui-même, enthousiaste et chaleureux. Il pourra revenir chez lui, retrouver ses parents, sa soeur, ses amis, comme auparavant, et oublier ce cauchemar...Que j'ai hâte, et en même temps, que je crains ce moment fatidique, l'issue de l'expérience. Cette fois, avec l'apport de l'électricité, j'ai bon espoir de vaincre enfin cette terrible fatalité.
Il est 3 heures de l'après-midi.  Je m'injecte la substance de désinvisibilisation, la même formule qu'hier, mais une dose plus importante ; mon organisme et ma morphologie n'étant pas exactement ceux d'un chat. Puis, je m'allonge à même le plancher après avoir placé sur mes tempes et mon torse plusieurs électrodes. Je sens le produit agir en moi ; il semble bouillonner, envahissant progressivement mon bras, ma poitrine, tout mon corps.
Il est temps pour moi d'appuyer sur la poire que je serre dans la paume de ma main invisible. Tout à coup, une décharge fulgurante m'électrise totalement. Ma tête explose. Un cri, et puis rien...


26 septembre 1894 

Tout l'été, je suis resté prostré dans ma chambre (je ne veux plus employer le terme de laboratoire au sujet de cette mansarde). A quoi bon vivre ? Mon existence n'a plus aucun sens. Je n'ai goût à rien. Je subsiste, voilà tout, sans but, sans espérance. J'ai repris la correction des copies qui me parviennent régulièrement, par paquets. Cela me fournit au moins un semblant d'activité intellectuelle, et me permet de gagner ma vie, à défaut de réussir à la perdre. En effet, il faudrait fort peu pour que je bascule finalement dans l'anéantissement de ma personne, et disparaisse dans tous les sens du terme...
En m'électrocutant, j'avais poussé un cri retentissant qui alarma toute la maisonnée. Robert et son épouse étaient accourus aussitôt, accompagnés d'Angela. Mr Jackson, le locataire du second, présent ce jour-là, s'était, lui également, précipité jusqu'à ma porte. La trouvant verrouillée, ils durent frapper et m'appeler, avec l'espoir que je leur ouvre ; mais, pour toute réponse, ils n'eurent droit qu'au silence... J'avais perdu connaissance.
Décidant d'enfoncer la porte, ils pénétrèrent ensuite dans mon antre, découvrant, effarés, un tas d'objets étranges, des instruments scientifiques, éparpillés un peu partout, jonchant le sol ; mais aucune présence humaine. Ils demeurèrent stupéfaits, s'attendant sans doute à me trouver là, étendu, peut-être blessé, ou même mort. Au lieu de cela, ils n'eurent droit qu'au spectacle d'un désordre matériel ahurissant.  Ils restaient là, immobiles, totalement déconcertés de ne point me découvrir là. N'étaient-ils pas persuadés de m'avoir entendu distinctement hurler au-dessus de leurs têtes ?
Fort heureusement pour moi, aucun d'eux n'osa trop s'aventurer dans la pièce, au milieu de cette scène bouleversée ; sinon, en examinant en détail ce fatras , ils n'auraient pas tardé à repérer, en le palpant, mon corps inerte, étendu là, à terre, imperceptible à la vue. Constatant mon absence évidente, mais supposant quelque drame, Robert avait décidé d'alerter la police. C'est lors de l'intervention des enquêteurs qu'enfin, j'ai retrouvé mes esprits. Et tandis que les policiers commençaient à tout retourner, en quête d'indices, je n'eus que le temps de m'esquiver silencieusement, toujours nu, et descendis au rez-de-chaussée. Je pus ainsi écouter les déclarations des témoins à la police, et reconstituer le déroulement des évènements qui venaient de se produire.


27 septembre 1894 

Me voici dans l'impasse. Il ne me reste plus qu'à retourner à la clandestinité. Car, comment expliquer à mes amis, à ma famille, à la police, ma soudaine disparition ? Et il est hors de question que je me présente à eux sous l'apparence de l'homme invisible !
Je dois fuir ce lieu coûte que coûte ! L'inspecteur chargé de l'enquête vient de partir ; mais demeurent deux policemen qui ont commencé à rassembler tout mon matériel scientifique dans des cartons, avec ordre de les emporter au poste de police. Il ne me reste qu'à les suivre, et à la nuit tombée, je récupérerai mes précieux instruments. 
Les hommes en uniforme descendent péniblement les trois étages, trimbalant sans ménagement les cartons dans lesquels résonne le verre des cornus, pipettes, béchers et burettes... Tandis qu'ils transportent les appareils électriques, plus lourds, ils se mettent à grommeler, commençant à fatiguer
Je mets mes pas dans les leurs jusqu'au fourgon qui attend dans la rue. Il me prend alors le culot de profiter de ce moyen de locomotion et de les accompagner dans l'instant, en me glissant furtivement à l'intérieur de la voiture qui s'ébranle presque aussitôt. Je me carre dans un coin, tout en écoutant les deux hommes plaisanter. Il viennent de retirer leur casque, quand brusquement, les chevaux se mettent à hennir ; le véhicule fait une embardée. La secousse est si violente que les cartons empilés s'effondrent dans un fracas de verre brisé ; les policemen et moi-même ne faisant pas mieux que de nous étaler par terre. Le fourgon réussit cependant à se rétablir.  Me voilà entravé, les jambes emmêlées dans celles des agents, choqués. Ceux-ci commencent alors à réaliser qu'une masse vivante cherche à se dégager au milieu d'eux. Pourtant, il n'y a rien, que du vide ! Eberlués, ils se mettent à pousser des cris tout en essayant d'empoigner ce "rien" si consistant. Dans un mouvement de défense, je saisis leurs têtes et, violemment, les entrechoque l'une contre l'autre. Ils s'effondrent, assommés. Je n'ai plus qu'à m'enfuir sans demander mon reste...


28 septembre 1864

En m'enfuyant, j'ai récupéré spontanément un épais cahier broché qui, miraculeusement sorti d'un des cartons, est tombé sous mes yeux ; il contient l'essentiel de mes formules sur l'invisibilité et mon journal depuis le début de cette année. Si les policiers ont pris le temps de le parcourir, ils savent désormais qu'un homme invisible coure les rues de Londres. Me voilà complètement démuni, sans vêtement, sans matériel, sans travail, sans fortune, sans amis... Comment pourrais-je retourner chez Robert après lui avoir menti tout ce temps ? Il est à craindre qu'il ait perdu définitivement toute confiance en un homme tel que moi, et même, qu'il me dénonce à la police si je cherchais refuge chez lui. Le risque est grand que je me retrouve alors derrière des barreaux, ou dans quelque hôpital, aux mains de scientifiques sans scrupule, prêts à tenter les pires expériences sur moi, devenu un étrange cobaye.


29 septembre 1894

Ayant entre les mains mon vieux journal, je peux me remémorer et reporter succinctement par écrit les derniers évènements survenus depuis mon dernier échec. De nouveau, je sombre dans le désespoir, songeant aux monstres de la littérature, tel Mr Hyde, né du génie du Dr Jekyll. Pour son malheur, Jekyll est devenu la victime de Hyde ; ma condition est-elle si différente de la sienne ?
Moi, George Griffinovitch, parvenu, par mon propre génie et à ma foi en la science, a créé l'homme invisible, que m'importe cet être exceptionnel, unique, au sein d'une humanité horrifiée, qui ne pourra que le rejeter, ou pire, le traquer afin de le détruire ! Quelle jouissance puis-je éprouver à déambuler ainsi, imperceptible à la vue d'une foule ignorante ? Quelle gloire puis-je tirer de mon état, moi, bien incapable de redevenir un homme comme les autres ? Si je comparaissais devant mes anciens professeurs , ceux-ci ne sauraient que me plaindre, voire me blâmer. Tel un lépreux, condamné à s'exclure du monde des vivants, je me reconnais ce damné, destiné à subsister en reclus, en quelque coin désolé de la terre.


30 septembre 1894

Désormais, j'erre dans les rues de Londres, comme un vagabond, privé de toit. Cette nuit, mon corps dénudé ressentant particulièrement la fraîcheur automnale, il est devenu d'une impérieuse nécessité que je me rhabille. J'ai d'abord dévalisé clandestinement une friperie, ensuite une pharmacie. Me voilà accoutré d'une chemise de coton quelque peu élimée, d'un pantalon écossais plutôt large, chaussé de lourds godillots, couvert d'un manteau de laine passablement fatigué, et coiffé d'un chapeau haut de forme lustré, mal assorti à ma défroque. Enfin, j'ai complété ma tenue de gants en cuir râpés pour dissimuler le vide de mes mains, et me suis enveloppé le visage d'indispensables bandages dérobés dans la pharmacie. Reste à récupérer une paire de lunettes fumées pour camoufler l'inexistence de mes yeux et supporter la lumière extérieure. 
Ce matin, je me suis à nouveau dévêtu, rassemblant mes habits défraîchis et mon précieux cahier en un endroit isolé, sous une haie, à l'abri de tout regard. Redevenu entièrement invisible, je me suis glissé parmi les passants, à la recherche de ces fameuses lunettes qui me font tant défaut. Ayant rapidement repéré un jeune homme jouant les dandies, porteur justement de ces verres désirés, je me suis mis à le suivre. Marchant sur ses pas, je me suis rapproché de lui jusqu'à chuchoter à son oreille : "hello !". L'élégant s'est brusquement arrêté, et faisant volte-face, fut bien surpris ne n'apercevoir personne juste derrière lui. Profitant de son étonnement, j'ai prestement retiré les lunettes sur son nez, détalant aussitôt sans même un regard en arrière ; me privant de connaître l'effet occasionné par mon geste indélicat.


2 octobre 1894

"Un individu invisible sévit dans les rues de Londres, causant la panique dans la foule !" Tel est le fait divers du jour qu'égosillent les vendeurs de journaux. Voilà forcément ce qui devait se produire du fait de ma seule inconscience. Je m'en remémore les causes probables. D'abord, il y a quelques mois, l'aveugle qui perça mon secret, et le petit homme à qui je subtilisai son postiche. Ensuite, il y a deux jours, le jeune homme qui entendit cette voix irréelle, et aussitôt, vit ses lunettes s'envoler dans les airs. Et tous ces gens que j'ai bousculés lors de mes fuites. Certains ont dû porter plainte, sans savoir vraiment contre qui. Enfin, le fameux cahier que l'inspecteur a pu découvrir chez Robert. Rien n'est plus révélateur que son contenu. Cependant, j'en doute un peu : au vu de l'importance de mes notes, je suppose que le policier l'aurait emporté en priorité avec lui, comme une pièce majeure, pour percer le mystère de ma disparition. A moins que mon aspect inquiétant, avec ce visage couvert de bandelettes, n'ait éveillé des soupçons, ou permis certains recoupements par la police, suite à quelques témoignages. Toutes ces conjectures se bousculent dans ma tête. Je ne sais plus quoi penser.
Je décide de me dévêtir, fourrant tous mes effets dans la même cachette, sous une haie ; puis, redevenu totalement invisible, je cherche à en savoir davantage sur l'affaire, trouvant sans peine un exemplaire de "The Star" laissé sur un banc. Je parcours les articles sur le sujet, me rendant rapidement compte que ces fracassantes annonces d'un homme invisible ne sont constituées, en fait, que de simples rumeurs sans fondement. Aucune source officielle n'est d'ailleurs citée ; pas même rapportés de simples témoignages précis. Juste des bruits qui courent, mais suffisamment nombreux et insistants pour inspirer la une d'une certaine presse populaire à sensation. Me voilà quelque peu rassuré pour le moment ; mais je me dois de considérer tout ce tapage médiatique très au sérieux, comme un avertissement ; m'obligeant à prendre désormais énormément de précautions pour ne pas risquer de tomber dans quelques pièges de cette société de couards et d'ignorants. L'homme invisible peut devenir une légende, jamais une réalité ! Enfin, tant qu'il est condamné à demeurer cette créature absurde.


3 octobre 1894

Ma décision est prise : je vais quitter la capitale. Les risques deviennent trop importants de me faire capturer. La rumeur commence à prendre de l'ampleur. N'ai-je pas entendu tout à l'heure deux hommes très agités raconter à un policeman que, il y a moins d'une semaine, ils auraient été témoins, dans ce quartier de Piccadilly, d'un curieux événement ? D'un fourgon accidenté, quelque chose comme un livre se serait extrait mystérieusement, emporté dans les airs par une étrange force invisible ! Ils auraient entendu un bruit de piétinement, quelqu'un les aurait bousculés ; pourtant, ils n'avaient vu personne en chair et en os, juste ce livre qui passa entre eux deux, et se volatilisa ensuite. "C'est l'homme invisible, pour sûr !", s'écrièrent-ils ; tandis que le policeman leur demandait de l'accompagner au poste pour l'enregistrement de leur déposition.
Il y a une heure à peine, songeant à tout cela, je marchai tête baissée, quand, à l'angle de Dover Street avec Stafford Street,  j'ai heurté un jeune couple qui arrivait en sens inverse. J'imagine la surprise de ces gens d'avoir failli être renversés par... rien ! Mais maintenant, sans doute, ont-ils fait le rapprochement avec ce fameux homme invisible qui erre dans les rues de Londres... Voici de nouveaux témoins qui vont pouvoir affirmer que j'existe bien. 
Non ! Je n'ai plus d'autre alternative que de m'enfuir et de chercher refuge loin de cette cité où grouille toute une population menaçante, avide de sensations fortes, fascinée par le tragique, en quête de victimes expiatoires pour apaiser son appétit de violence.

 
6 octobre 1894 

Depuis plusieurs nuits, j'essaie de trouver refuge dans quelques squares comme celui de St James ou de Berkeley, m'enfonçant silencieusement dans l'obscurité des haies afin d'éviter d'être surpris par un garde. Se coucher sur un lit de feuilles mortes n'est pas une situation des plus confortables ; pourtant, suffisamment épuisé par mes longues errances à travers la ville, le soir venu, je parviens à m'endormir sans peine. Mon sommeil n'en est pas moins perturbé par de fréquents cauchemars. Dans ces rêves agités, je me vois poursuivi par une foule immense ; des hommes, des femmes hurlant, armés de fourches, de pelles, de gourdins se rapprochent inexorablement de moi jusqu'à me rattraper... A cet instant, je me réveille en pleine nuit, me redressant brusquement, la sueur au front, le coeur battant. Et alors, plus moyen de me rendormir.

Au matin, j'arpente les boulevards  interminables, les yeux souvent baissés, sans même contempler les prestigieux monuments, l'esprit constamment contrarié, indécis quant à quitter Londres pour de bon. Dans la journée, profitant de mon invisibilité, je grappille un peu de nourriture sur les étals des marchés ou dans les épiceries ; je ne suis pas encore décidé à me laisser mourir de faim. En franchissant le London bridge, j'ai pourtant bien pensé mettre fin à mes jours. Il serait si simple de plonger pour clore définitivement cette histoire si consternante...
Je croise une jeune femme, d'allure modeste, tenant un enfant d'à peine cinq ans par la main. Tout en marchant, le petit garçon m'observe avec insistance, les yeux écarquillés à la vue de mon aspect si étrange. Il n'est pas fréquent de rencontrer un homme aussi singulier, la figure recouverte de bandelettes, et accoutré de cette façon hétéroclite. Je me sens plutôt ridicule, tel un clowm dans un magasin de pompes funèbres. Et pourtant, personne n'ose rire de moi. Les gens évitent soigneusement mon regard. Je ressens leur crainte à mon égard, et même, une hostilité contenue ; comme si ma vue, si pénible, si choquante, les indisposant, tous ces passants en éprouvaient pour moi davantage un nécessaire ressentiment qu'une profonde pitié. A moins, qu'ils ne songeassent déjà à celui que je pourrais réellement être... Je réfléchis à tout cela, quand soudain, l'enfant qui vient de me croiser avec sa mère, lui demande sans discrétion : "Maman, le monsieur-là qui fait peur, c'est l'homme invisible ?". La femme ne répond rien sur l'instant, mais son silence embarrassé semble suffisamment évocateur. De mon côté, je poursuis ma marche imperturbablement, peinant à cacher mon propre trouble.


18 octobre 1894 

A quoi bon ce journal ? Ai-je encore l'envie, et même la force, de poursuivre mon histoire ? Un jour, quelqu'un trouvera le corps sans vie d'un homme invisible, gisant peut-être dans un fossé boueux, et à côté de lui, ces pages à peine lisibles, qui auront souffert, comme leur auteur, des rigueurs du climat, des sécheresses et des pluies diluviennes. 
Voilà quelques jours, je me suis évadé de cette fourmilière de Londres, en quête de quelque havre de paix. Depuis, je chemine sur les routes de campagne, à travers les plaines moroses, prenant la direction du Sud-Est. Oh, je ne suis point démuni ! Avant de quitter la capitale, j'ai pris la précaution de m'enrichir de quelques centaines de livres sterling. Usant de mon invisibilité, j'ai "visité" une banque de ma connaissance ; celle de Mr Barclay, un individu tout à fait détestable, que j'avais autrefois sollicité pour l'obtention d'un prêt ; désireux alors d'acquérir des locaux et du matériel afin de créer mon propre laboratoire. Directeur de l'établissement, le bonhomme, d'aspect râblé, la mine renfrognée et le crâne presque chauve, engoncé dans son col cassé, m'avait reçu personnellement, pour me signifier, au final, avec le plus grand dédain, qu'il n'avait aucune intention de m'avancer un seul shilling pour concrétiser mon projet, le jugeant trop fantaisiste. 
Aussi, voici une semaine, totalement invisible, je me suis introduit subrepticement dans la banque, dès son ouverture. Franchissant allègrement l'espace qui séparait les employés des clients, peut-être certains remarquèrent-ils quelque léger courant d'air, un bruissement à peine audible ; mais personne ne sembla s'en étonner. Je retrouvai facilement le bureau de la direction, m'y glissant discrètement. Mr Barclay, à genoux, le dos tourné, s'affairait devant un imposant coffre blindé que j'avais déjà remarqué lors de ma première visite. Et tandis qu'il ouvrait l'épaisse porte métallique, je me précipitai sur lui pour lui fourrer la tête à l'intérieur. Son crâne heurta la paroi du fond si violemment, que le bougre s'en trouva sonné pour de bon. Il ne me restait plus qu'à soustraire quelques liasses de billets que je trouvai là, et à déguerpir. Cette fois, ma présence ne passa pas inaperçue. Tout le monde put observer, les yeux écarquillés, ces billets voltiger dans l'air comme des papillons. Une fois dans la rue, je me mis à détaler, jetant parfois un regard en arrière ; personne n'osait courir franchement après cette fortune en lévitation, et quand l'envie leur prit, il était déjà trop tard. J'avais pris la poudre d'escampette...
L'homme invisible avait frappé une nouvelle fois. Désormais, la police et les journaux pourraient s'appuyer sur des témoignages, certes hallucinants, mais concordants, et la plainte d'une victime de poids, nantie d'une impressionnante bosse sur le front. 
Me voilà devenu hors-la-loi, condamné à fuir la justice des hommes tant que mon invisibilité me le permettra. Mais cet état hors du commun ne constitue-t-il pas déjà une condamnation, la pire qui soit ? Je suis maudit !



A suivre...




Londres au XIXème siècle

Edouard Detaille - Rue de Londres

St John's Gate  

Palais de Westminster en 1860

Construction du métro de Londres en 1867 













 London Bridge en 1880


Custom House

The Strand en 1890












Kent Road en 1890
Big Ben et Westminster en 1890











Piccadilly Circus en 1890

  










La bourse de Londres (Royal Exchange)


 Covent Garden Market


Regent Street


 
Travaux de construction du Tower Bridge en 1892

Habitations sur Albert Embankment vers 1869

Cathédrale Saint-Paul

Palais de Westminster














The Tower Bridge
Cathédrale de Westminster

 

                                   









                                                        Kensington Palace Gardens





 

3 commentaires:

  1. J'ai hâte de lire la suite.

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  2. La science n'a t'elle pas évolué de nos jours pour pouvoir résoudre votre situation ??

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  3. Bonjour,

    Il s’agit en effet, de la première fois que je découvre ce blog. J’en suis agréablement surpris, de part la variété des réflexions qui sont partagés. Vous n’êtes pas seulement un savant de l’art, mais également un artiste qui mérite d’être reconnu à sa juste valeur.

    Bien à vous.

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