Le roman

Extraits choisis



L'Homme invisible








L'étranger arriva en février, par une matinée brumeuse, dans un tourbillon de vent et de neige. Il entra, chancelant, plus mort que vif, dans l'auberge, et posant à terre son bagage :
"Du feu, s'écria-t-il, du feu, par charité ! Une chambre et du feu !"
Il frappa de la semelle, secoua dans le bar la neige qui le couvrait. Sans autre préambule, et jetant deux souverains sur la table, il s'installa dans l'auberge.



Madame Hall constata, non sans surprise, que le voyageur conservait toujours son chapeau et son manteau, et se tenait de manière à dissimuler son visage. Ses mains toujours gantées étaient croisées derrière son dos. Elle observa qu'il portait de grosses lunettes bleues. Son hôte était là, debout, immobile comme une statue de pierre, le col relevé, le bord du chapeau de feutre rabattu, la figure et les yeux complètement cachés. Elle lança un dernier coup d'oeil vers cette tête emmaillotée de blanc, vers ces lunettes sans expression, aux verres impénétrables. Elle frissonna quand elle eut fermé la porte derrière elle.


- Non, jamais je n'ai... Le pauvre homme a eu un accident, ou une opération, ou quelque chose, se dit Mme Hall. Mon Dieu, quelle peur il m'a faite, avec tous ces bandages !
Et ces lunettes !... A coup sûr, il avait l'air d'un scaphandrier plutôt que d'un homme ordinaire !"

Lorsque Mme Hall vint pour desservir le déjeuner de l'étranger, elle fut confirmée dans son idée qu'il devait avoir eu la bouche blessée et déformée par un accident. En effet, il fumait une pipe et ne se sépara point, pour porter le tuyau à ses lèvres, du foulard de soie dont il avait enveloppé la partie inférieure de sa figure.




A quatre heures, il faisait tout à fait sombre. Son hôte -elle le vit en entrant- était assis dans le fauteuil devant le feu, sa tête emmaillotée s'inclinait de côté. Tout était ou violemment éclairé ou tout à fait sombre. Pendant une seconde, il lui parut que l'homme qu'elle regardait avait une bouche énorme, béante, une bouche invraisemblable, qui "mangeait" tout le bas de sa figure. Ce fut une image instantanée : une tête enveloppée de blanc, de gros yeux à fleur de front, et, au-dessous, un large four. Alors, il bougea, il se redressa sur son siège, il leva la main. Il tenait un foulard sur sa figure. L'obscurité, pensa-t-elle, l'avait trompée.
- Je suis un homme de laboratoire... et mes bagages contiennent des appareils, du matériel. Je suis impatient de poursuivre mes recherches. Je tiens à n'être pas troublé dans mon travail. En plus, d'ailleurs, de mon travail, un accident qui m'est arrivé... ("Je le pensais bien !" se dit Mme Hall)... exige une certaine retraite. Mes yeux sont quelquefois si affaiblis et si douloureux que je dois m'enfermer dans l'obscurité des heures entières, m'enfermer à clé.


Quand Mme Hall lui apporta son dîner, il était déjà absorbé par son travail et occupé à verser dans des tubes quelques gouttes de ses bouteilles. A ce moment, il remua la tête, et tout aussitôt, se retourna. Elle vit qu'il avait ôté ses lunettes : il lui sembla que ses orbites étaient singulièrement creuses. Il reprit ses verres, pivota et lui fit face.
"Je vous prie de ne jamais entrer sans frapper !" lui dit-il avec une exaspération anormale qui paraissait chez lui caractéristique. Et il murmura quelque chose entre ses dents, des mots suspects comme des malédictions.

Il était là, debout, si bizarre, si agressif, une bouteille dans une main, un tube dans l'autre, que Mme Hall eut une sorte d'inquiétude.



Le voyageur arpentait sa chambre, il s'agitait bruyamment des heures entières, il fumait, il dormait dans son fauteuil auprès du feu. Son humeur demeurait très inégale ; le plus souvent, ses manières étaient d'une irritabilité presque insupportable ; fréquemment, des objets furent brisés, déchirés, écrasés, broyés dans des accès de violence. Son habitude de se parler tout bas à lui-même allait augmentant ; mais, quoique Mme Hall écoutât avec soin, elle ne pouvait trouver ni queue ni tête aux discours qu'elle entendait.
"Je ne peux pas continuer ! répétait-il avec désespoir. Non, je ne peux pas continuer ! Trois cent mille ! Quatre cent mille ! C'est l'infini !... Cela peut me prendre toute ma vie !"


 
Le voyageur paraissait rarement le jour ; mais, au crépuscule, il partait, bien enveloppé, la figure encapuchonnée, que le temps fût froid ou chaud, et il choisissait les chemins les plus solitaires. Ses gros yeux, dans son visage de spectre, sous le bord du chapeau, émergeaient soudain de l'obscurité, apparition désagréable pour les habitants qui rentraient au logis.
Tous les enfants qui le voyaient à la chute du jour rêvaient de fantômes. Teddy Henfrey, sortant vivement un soir, fut honteusement effrayé par la tête de mort du voyageur. Il suivit l'étranger. Il monta rapidement l'escalier. La porte du voyageur étant entrebâillée, il la poussa, l'ouvrit et entra sans cérémonie. La pièce était sombre. Il ne fit qu'apercevoir une chose tout à fait singulière : comme un bras sans main, s'agitant dans sa direction, et une figure à peine indiquée par trois gros points noirs sur du blanc. En même temps, il reçut un coup violent à la poitrine, et fut rejeté en arrière, la porte se referma sur son nez, la clé tourna dans la serrure. Tout cela fut si rapide qu'il n'avait rien pu distinguer : des formes vagues en mouvement, une poussée, une chute, rien de plus. Il resta abasourdi sur le palier, se demandant avec terreur ce qu'il s'était passé.

"Il n'est pas dans sa chambre. S'il n'y est pas, ses vêtements y sont. Et que peut-il faire sans ses vêtements ? Ah bien, en voilà une affaire !" s'écria Mme Hall.
Il lui semblait qu'on reniflait tout près, derrière sa tête. S'étant retournée, elle fut surprise de voir que son mari était encore sur la dernière marche, éloigné d'une douzaine de pas. Elle en était là quand se produisit une chose invraisemblable : les couvertures se réunirent d'elles-mêmes, se dressèrent en une espèce de montagne, et sautèrent rapidement par-dessus le chevet du lit, tout à fait comme si une main les avaient empoignées et jetées de côté. Aussitôt après, le chapeau fit un bond, tournoya en décrivant presque un cercle et s'élança droit au nez de Mme Hall. Puis, la chaise, laissant tomber habits et pantalon, riant sèchement d'une voix toute semblable à celle de l'étranger, se tourna dans la direction de Mme Hall, parut un instant la viser et fondit sur elle... La pauvre femme poussa des cris et fit demi-tour. La porte battit violemment sur leurs talons et fut refermée à clé. Chaise et lit, pendant une minute, semblèrent exécuter une valse triomphale, et brusquement, tout rentra dans le silence.



Vers midi, l'étranger apparut, regardant fixement les trois ou quatre clients dans le bar.
"Madame Hall !" appela-t-il.
Après un moment, celle-ci arriva, un peu essoufflée mais d'autant plus furieuse.
"Est-ce votre note que vous désirez Monsieur ?
- Pourquoi ne m'a-t-on pas donné à déjeuner ? Pourquoi n'a-t-on pas répondu à mes coups de sonnette ? Pensez-vous que je puisse vivre sans manger ?
- Et ma note, pourquoi n'est-elle pas payée ? répliqua Mme Hall. Voilà ce que je voudrais bien savoir.
- Je vous ai dit, il y a trois jours, que j'attendais de l'argent...
- Votre argent, vraiment ! Et d'ailleurs, avant que je reçoive rien, avant que je vous serve à déjeuner, vous aurez à m'expliquer une ou deux choses que personne ici ne comprend. Je veux savoir ce que vous avez fait de ma chaise, là-haut ; et je veux savoir comment, votre chambre étant vide, on vous y a trouvé pourtant. Mes pensionnaires entrent par les portes, c'est la règle de la maison, et c'est ce que vous ne faites pas ! Je veux savoir comment vous être rentré, et je veux savoir encore..."
Soudain l'étranger leva en l'air ses mains toujours gantées, frappa du pied encore une fois et cria :
"Assez ! avec tant de violence qu'il fit taire Mme Hall.
"Vous ne comprenez pas qui je suis, ni ce que je suis. Je vais vous le montrer. Parbleu !"
Il mit alors sa main ouverte sur sa figure, et lorsqu'il la retira, il y avait au milieu de son visage un trou noir !
Il ôta ses lunettes, et chacun dans le bar demeura bouche bée. Il enleva son chapeau et d'un geste violent arracha ses bandages.



"Oh, mon Dieu !" s'écria-t-on. Et tout le monde s'enfuit. C'était plus épouvantable qu'on ne pouvait se le figurer. Jugez donc. On s'attendait à voir des balafres, des difformités, des horreurs réelles ; mais rien, rien !
L'homme qui se tenait là, hurlant une explication incohérente, était des pieds jusqu'au col un gaillard solide et gesticulant ; mais au-dessus du col, néant ! Rien de rien qu'on ne pût voir !

"Au revenant ! Un homme sans tête, je vous dis !
- Bah, c'est une supercherie, un tour de physique.
- Il a envoyé promener ses bandages.
- Qu'il ait ou non une tête, dit Jaffers, l'agent de police du village, je dois l'arrêter, et je l'arrêterai.

Dans la demi-obscurité, ils virent le corps sans tête tourné de leur côté, avec une croûte de pain dans une main gantée, dans l'autre, un bout de fromage.
- C'est lui, dit Hall.
- Par le diable ! qu'est-ce que cela signifie ?, s'écria une voie irritée que l'on entendit sortir d'au-dessus du cou de cet homme.
- Vous êtes ma foi un curieux personnage Monsieur, déclara Jaffers. Mais avec ou son tête, mon mandat dit "prise de corps". Le service et le service et...
- Touchez pas ! cria le corps en se rejetant en arrière... Je me rends ! Il se leva, de plus en plus bizarre, sans tête et sans mains, car il avait enlevé ses gants.
C'était bien la chose la plus étrange du monde que d'entendre ces paroles qui semblaient sortir du vide. L'étranger fit courir sa manche du haut en bas de son gilet, et comme par miracle, les boutons que suivait cette manche se trouvèrent défaits. Alors il palpa sa jambe et  se baissa.
- Mais, s'écria Hall, ce n'est pas un homme ! Ce ne sont que des vêtements sans corps !
Il étendit la main, mais il crut rencontrer quelque chose dans l'air et il la retira avec un cri perçant.
- Je vous prie de retirer vos doigts de mes yeux !" disait la voix aérienne sur un ton farouche. La vérité est que je suis là tout entier, tête, mains, jambes, et le reste ; mais il se trouve que je suis invisible. C'est bien ennuyeux, mais c'est ainsi !
Déboutonnés maintenant, et soutenus par un corps invisible, tous ses vêtements restaient debout, avec le geste des poings appuyés sur les hanches.
Tout à coup le fantôme s'assit, et avant que personne eût pu se rendre compte de ce qui se passait, les pantoufles, les chaussettes, le pantalon avaient été poussés du pied sous la table. Puis l'étranger se redressa et jeta loin de lui ses habits.
- Là, empêchez-le ! criait Jaffers comprenant soudain ce qui arrivait.



Et tout le monde de se précipiter sur la chemise blanche qui s'agitait et qui était maintenant tout ce qu'on pouvait voir de l'étranger. Une manche de cette chemise porta un mauvais coup en pleine figure à Hall, qui tomba à la renverse. L'instant d'après, la chemise s'agita de façon désordonnée comme lorsqu'on l'ôte par-dessus sa tête. Jaffers la saisit ; il ne fit qu'aider à l'enlever. Il fut frappé à la bouche avec une telle violence qu'il en perdit le souffle.
- Attention, attention !
Tout le monde criait, se garait et tapait dans le vide.
- Tenez-le !
- Fermez la porte !
- Ne le laissez pas s'échapper !
- Je tiens quelque chose !
- Là !"
Sandy Wadgers reçut un coup effrayant en plein nez. Phipps eut une dent de devant cassée. Et pour Henfrey, c'est le cartilage de son oreille qui fut endommagé. Jaffers fut frappé à la mâchoire. Au milieu de la route, une femme jeta un cri comme si elle se cognait à quelque objet inaperçu ; un chien, battu probablement, hurla et se sauva en aboyant. C'est ainsi que disparut l'Homme invisible.


Représentez-vous Thomas Marvel sous les traits d'un homme à grosse figure mobile, au nez protubérant, à la barbe hérissée. Il portait un chapeau de soie râpé et un costume aux boutons remplacés par des bouts de ficelle. 
Marvel était assis sur le bord de la route, de l'autre côté des dunes. Ses pieds déchaussés passaient à travers les trous de ses chaussettes ; on voyait ses larges orteils se dresser comme les oreilles d'un chien en arrêt.
"C'est un sale pays, dit la voix derrière lui. Quant aux habitants : de sales gens !"
Marvel tourna la tête, par-dessus son épaule. Ah, là où auraient dû être les pieds de son interlocuteur, il n'y avait ni pieds, ni jambes. Il se retourna de l'autre côté : là non plus, il n'y avait rien. Une lueur d'étonnement lui traversa l'esprit.
- Où êtes-vous ? dit-il en se mettant à quatre pattes.
Il ne vit que l'étendue de la dune solitaire.
- Suis-je donc ivre ? Ai-je eu des hallucinations ? Est-ce à moi-même que je parlais ? Que diable !...
- N'ayez pas peur, réprit la voix.
- Assez de ventriloquie comme ça ! dit Marvel, se dressant vivement sur ses pieds. Où êtes-vous ? Que je vous attrape !... Vous êtes donc mort et enterré ? Que Dieu m'assiste ! C'est ce que j'ai bu... J'aurais dû m'en méfier.
- Non, ce n'est pas ce que vous avez bu, répliqua la voix, calmez vos nerfs.
Le visage de Marvel devint blême. Il jetait des regards ébahis autour de lui, et reculait à pas comptés.
- Je jurerais bien que j'ai entendu une voie, murmura-t-il.
- Certainement !
- La voilà encore ! fit Marvel en fermant ses yeux et en passant la main sur son front, d'un geste tragique.
Il fut tout à coup saisi au collet, secoué violemment, et resta plus effaré que jamais.
- Ne faites pas la bête ! ajouta la voix. Vous croyez peut-être que je suis un esprit, rien qu'un esprit ?
- Que seriez-vous autrement ? dit Marvel en se grattant la nuque.
- Très bien, fit la voix avec un ton de soulagement. Maintenant, je vais vous lancer des pierres jusqu'à ce que vous ayez changé d'avis.
Et une pierre, comme venue du ciel, passa en sifflant. Il s'en fallut d'un cheveu qu'elle n'atteignit l'épaule de Marvel. La stupeur l'empêcha de s'esquiver. Une autre pierre fendit l'air, ricocha sur un de ses orteils dans le fossé. Marvel sauta à cloche-pied et hurla bien fort. Il voulut s'enfuir, trébucha contre un obstacle qu'il ne voyait point et, ayant fait une culbute, se retrouva assis par terre.
- A présent, continua la voix, suis-je encore une hallucination ? Si vous faites encore un mouvement, ce caillou vous casse la tête.
- C'est une belle action ! fit Marvel assis, tenant dans sa main son pied blessé et levant les yeux sur le dernier projectile. Je n'y comprends rien. Des pierres qui volent toutes seules. Des pierres qui parlent. Descendez donc, allons vite. Je me rends.
La pierre tomba.
- C'est bien simple : je suis un homme invisible.
- Dites-moi, où êtes-vous caché ? Comment avez-vous fait ? répondit Marvel, haletant.
- Je suis invisible, c'est tout. Voilà ce que je vous prie de comprendre.
- Personne ne pourra croire cela ! Voyons, donnez-moi une idée : comment êtes-vous caché ? Où êtes-vous ?
- Ici, à six mètres de vous.
- Allons donc ! Je ne suis pas aveugle. Vous allez bientôt me dire que vous êtes du vent. Je ne suis pas de ces vagabonds ignorants...
- Soit, je suis l'air subtil : c'est à travers moi que vous voyez.
- Ainsi, vous n'avez rien de matériel ? Une voix et, comment dirais-je ? des phrases, des mots... Est-ce cela ?
- Je suis un être humain, solide, ayant besoin de nourriture, de boissons, de vêtements ; mais je suis invisible. Y êtes-vous ? Invisible ! Invisible !
- Quoi, vraiment ?
- Oui, un être bien réel.
- Alors, dit Marvel, donnez-moi une de vos mains, si vous êtes réel... Seigneur ! vous me faites sauter en me serrant ainsi !
Une fois ses doigts dégagés, il palpa la main qui avait étreint son poignet, il suivit timidement le bras, il tapota une forte poitrine, il reconnut une figure à barbe, avec quelle stupéfaction !
- Je suis confondu! C'est incroyable ! Alors, à un mille de distance, je pourrais voir un lapin à travers vous ! Il n'y a pas un bout de votre personne qui soit visible, sauf..."
Il scrutait attentivement l'espace vide en apparence.
- N'avez-vous pas mangé récemment du pain et du fromage ? demanda-t-il.
- Oui,vous avez raison : cela ne s'est pas encore assimilé... Je vous ai choisi, insista la voix. Vous êtes le seul être, exception faite des quelques imbéciles de là-bas, qui sache l'existence de cette chose invraisemblable : un homme invisible. Il faut que vous m'assistiez. Aidez-moi, je ferai pour vous ce que je pourrai : un homme invisible est un homme puissant. Mais si vous me trahissez, si vous négligez de suivre mes instructions..."

Après que la première panique se fut dissipée, le scepticisme tout à coup dressa la tête, un scepticisme un peu inquiet, pas du tout intrépide, scepticisme néanmoins. Rien n'est plus facile que de ne pas croire à un homme invisible. En somme, ceux qui avaient vu notre héros s'évanouir dans l'espace ou qui avaient éprouvé la vigueur de son bras, on pouvait les compter sur les doigts...
Dans l'après-midi, un étranger entra dans le village. Un petit homme, court, vigoureux, sous un chapeau râpé. Il paraissait hors d'haleine ; sa figure colorée semblait craintive. Il se dirigea vers l'auberge. Il semblait se parler à lui-même, s'arrêtant, comme en proie à une lutte intérieure avant de pouvoir se décider à rentrer dans l'auberge.
Les clients en étaient à passer sérieusement en revue les événements bizarres de la matinée et se livraient à un examen minutieux des affaires de l'homme invisible. Sur la table, devant la fenêtre où l'étranger avait ordinairement travaillé, ils avaient trouvé trois gros livres manuscrits intitulés "Journal".

- Journal ! Hem ! Pas de nom sur la page de garde du premier volume ; c'est ennuyeux !... des chiffres... et des figures !
- Sapristi ! rien que des chiffres !
- N'y-a-t-il pas des figures, des dessins qui apportent quelques lumières ?...
- Voyez vous-même... Il y a, d'une part, des caractères, du russe ou quelque langue de ce genre-là... Il y a aussi des lettres grecques."

Ils en étaient là, lorsqu'il y eut un reniflement. 
Mr Bunting se pencha pour regarder de plus près ce grec écrit en caractères des plus fins. Tout à coup, il éprouva une singulière sensation à la nuque ; il essaya de remuer la tête, mais rencontra une résistance invincible. C'était une compression extraordinaire, l'étreinte d'une main solide et lourde qui lui portait irrésistiblement le menton vers la table.
"Pas un mouvement, mes petits messieurs, murmura une voix, ou je vous casse la tête à tous les deux !
Bunting regarda la figure de Cuss, alors toute rapprochée de la sienne : il y vit le reflet de sa propre épouvante.
- Je suis fâché de vous traiter avec rudesse, reprit la voix, mais je ne peux par faire autrement... Depuis quand avez-vous appris à fureter dans les notes secrètes d'un savant ?
Deux mentons heurtèrent la table en même temps, et deux mâchoires claquèrent.
- Où a-t-on mis mes vêtements ? Ecoutez ! La fenêtre est fermée et j'ai pris la clé de la porte. Je suis passablement fort, j'ai le tisonnier sous la main et... je suis invisible. Je pourrais, si je le voulais, vous tuer tous les deux et m'en aller le plus facilement du monde. M'entendez-vous ? Parfaitement... Veuillez rester assis où vous êtes. J'ai là le tisonnier, vous savez... Où sont mes vêtements ? Je vois très bien qu'ils ne sont plus ici. Or, en ce moment, quoique les journées soient assez chaudes pour qu'un homme invisible puisse aller et venir, les soirées sont froides : j'ai besoins de vêtements et de quelques autres petites choses. Il me faut aussi ces trois livres.
- Non, non, vous ne ferez pas ça !"...
On entendit des mouvements, une chaise renversée, une courte lutte. Puis, de nouveau, le silence.
L'homme invisible avait saisi les livres et le paquet de vêtements et les avait lancés dans la cour. Il avait déshabillé le pasteur de la tête aux pieds.
Au bout de quelques minutes, l'étranger reparut sur le seuil de l'auberge avec un air de satisfaction. Il demeura un moment à regarder autour de lui, avant de marcher d'une manière furtive et suspecte vers la grille de la cour. Tout cela, Mr Huxter le suivit par-dessus son étalage de marchand de tabac ; la singularité de ces allures l'engagea à continuer ses observations. Tout à coup, l'étranger disparut dans la cour. Mr Huxter, s'imaginant être le témoin de quelque larcin, se précipita dans la rue pour couper le retraite au voleur. Au même instant, Marvel reparaissait, le chapeau de travers, un gros paquet dans une main, et dans l'autre, trois volumes ficelés ensemble. Dès qu'il aperçut Huxter, il se mit à courir. 
"Au voleur ! Arrêtez-le !" cria Huxter en s'élançant à sa poursuite. Il ne fit pas dix enjambées que sa cheville fut saisie par une étreinte mystérieuse : il fendit l'espace avec une incroyable rapidité ; soudain sa tête se rapprocha du sol, et du monde, il ne vit que trente-six chandelles, indifférent dès lors, à tout ce qui pourrait arriver...

Depuis le cri de rage poussé par l'homme invisible, il est impossible de donner un compte rendu suivi des événements. Il se peut que son intention première ait été de couvrir simplement la retraite de Marvel, porteurs des vêtements et des livres. Mais son caractère, qui n'était jamais bien égal, semble avoir ressenti quelque saute d'humeur : il se mit à frapper, à renverser tout le monde, pour le plaisir, par amour de l'art.
Figurez-vous la rue pleine de gens qui courent ; les portes se ferment avec violence ; on se bat pour trouver un refuge. Imaginez le cataclysme ! Un échafaudage en équilibre instable qui s'effondre. Ailleurs, c'est un couple épouvanté, cruellement surpris sur une balançoire.
Le flot tumultueux est passé : la grand'rue, avec ses jeux et son pavoisement, est déserte. Ca et là, des débris du jeu de massacre, des lambeaux de toile déchirée, les marchandises éparses d'une boutique. Partout, le bruit de volets qui se ferment, de verrous qui se tirent. Du genre humain on n'aperçoit plus, par-ci, par-là, qu'un oeil sous une paupière clignotante, dans le coin d'une vitre.
L'homme invisible s'amusa quelque temps à casser les carreaux de l'auberge ; puis il lança l'une des lanternes de la rue dans la fenêtre du salon de Mme Grogram. Ce fut lui encore, sans doute, qui coupa le fil du télégraphe sur la route d'Adderdean. Après quoi, en vertu de son essence particulière, il échappa tout à fait à la perception des hommes. Il ne fut jamais plus ni vu, ni entendu, ni touché même, à Iping. Il s'évanouit complètement.

Un homme, petit, trapu, marchait péniblement, dans la demi-obscurité. Il portait trois volumes et un paquet. Sa figure rubiconde exprimait la consternation et la fatigue ; il marchait d'un pas pressé, à perdre haleine. Il était accompagné par une autre voix que la sienne et, de temps à autre, il tressaillait sous l'atteinte de mains que l'on ne voyait pas. "Si vous me lâchez encore une fois, disait la voix, ma parole, je vous tuerai... Tout est perdu. L'histoire va être dans les journaux. Tout le monde me guettera. Tout le monde sera en éveil.
Ce discours se continua par des imprécations violentes, puis la voix se tut. Le désespoir s'aggrava sur le visage de Marvel, et son pas se ralentit.
- Tenez bien ces livres, imbécile ! fit la voix avec rudesse. Le fait est que j'aurai à me servir de vous... Vous êtes un pauvre instrument, mais quoi, faute de mieux, il faut que je m'en serve.

Bientôt deux carrés de lumière jaune parurent à travers les arbres, et la tour d'un clocher se profila dans l'obscurité.
- J'aurai la main sur votre épaule pendant toute la traversée du  village, dit la voix. Tâchez de filer droit ; n'essayez pas de faire le malin. Sinon, ce sera tant pis pour vous !
- Je sais, soupira Marvel, je sais tout cela."
L'homme à la mine si malheureuse sous son chapeau remonta avec ses paquets toute la rue du petit village et s'enfonça dans la nuit au-delà des dernières fenêtres éclairées.

Le lendemain matin, Marvel se trouvait, la barbe non faite, sale, couvert de poussière, les mains enfouies dans les poches, l'air très las, mal à l'aise, agité, assis sur un banc devant une petite auberge. Auprès de lui étaient les fameux livres, attachés avec une ficelle. Il était resté là près d'une heure, lorsqu'un marin sortit de l'auberge, un journal à la main, et vint s'asseoir à côté de lui. "C'est une histoire tout à fait étonnante, extraordinaire, j'ose le dire. Jamais auparavant, je n'avais entendu parler d'homme invisible ; mais par les temps qui courent, on entend des choses si invraisemblables...
- N'avait-il pas de complices ?... Le journal ne dit point qu'il y eût des complices, n'est-ce pas ? demanda Marvel, anxieux.
- N'est-ce donc pas assez pour vous d'un bonhomme de ce genre-là ?, s'exclama le marin en courbant la tête. Cela me met vraiment mal à l'aise l'idée que ce gaillard-là court le pays. Pour l'heure, il est en liberté. Pensez à tout ce qu'il pourrait faire. Supposez qu'il veuille voler : qui pourrait l'en empêcher ? Il peut entrer, il peut forcer les clôtures, il peut passer à travers un cordon de policemen aussi facilement que vous et moi nous pouvons fausser compagnie à un aveugle.
- Il a un terrible avantage, certainement !" opina Marvel, sans cesser de regarder autour de lui, tendant l'oreille aux plus légers bruits, s'efforçant de percevoir des mouvements imperceptibles.

Plus tard, des personnes, sur la grande route, virent le fuyard et purent observer la terreur bestiale répandue sur sa figure en sueur. Au passage, en courant, l'homme rendait un bruit d'argent, comme une bourse pleine qu'on secoue. Lui ne regardait ni à droite, ni à gauche ; ses yeux dilatés ne cherchaient au bas de la colline que les maisons où les lampes étaient allumées, les endroits, dans la rue, où les gens étaient en groupe. Sa bouche mal fendue tombait d'un côté ; il avait de l'écume aux lèvres ; sa respiration était rauque et bruyante. Tous ceux qu'il frôla s'arrêtèrent et le suivirent du regard le long de la route, se demandant avec un certain malaise la raison de sa précipitation.
Cependant, là-haut, sur la colline, un chien qui jouait hurla tout à coup et courut se réfugier sous une porte ; on en était encore surpris lorsqu'il passa quelque chose, tout près, comme un coup de vent, avec le bruit d'un souffle précipité : han !... han... ! han !...
Les gens poussaient des cris ; on quitta en hâte le pavé de la route.  Cela devint une clameur générale qui se prolongea naturellement jusqu'au bas de la colline. Avant que Marvel fut seulement à mi-chemin, on se verrouillait dans les maisons, et l'on claquait les portes derrière soi. Marvel entendit tout cela. Il fit un dernier effort désespéré. La terreur le dépassait, le devançait, envahissait la ville.
"L'homme invisible ! L'homme invisible... il arrive !"


"Aux Joyeux Joueurs de Cricket" 
L'auberge est tout juste au bas de la colline. Des pas se rapprochaient, rapides et pesants ; poussée avec violence, la porte s'ouvrit et Marvel entra, éploré, échevelé, sans chapeau, le col de son vêtement déchiré. Il se retourna d'un mouvement convulsif :
"Il vient ! s'écria-t-il avec terreur, d'une voix perçante. Il arrive ! L'homme invisible ! Derrière moi ! Par pitié, au secours !
- Fermez les portes ! dit un policeman.
- Enfermez-moi quelque part. Je vous dis qu'il est à mes trousses ! Je lui ai échappé. Il a promis de me tuer, et il me tuera. 
- Vous êtes en lieu sûr, dit un homme à barbe noire. La porte est fermée."
Marvel poussa un cri aigu lorsque la porte s'ébranla sous un grand choc, bientôt suivi de coups précipités et de cris proférés au-dehors.
"Eh, fit le policeman, qui est là ?
Il me tuera ! Il a pris un couteau ou quelque chose... par pitié...
- Tenez, entrez là !
- N'ouvrez pas ! gémissait-il. Je vous en supplie. Où vais-je me cacher ?
Tout à coup, les vitres volèrent en éclats, et il y eut dans la rue des cris et des courses en tous sens.
- Toutes les portes de la maison sont-elles fermées ? demanda Marvel. Il doit faire le tour, rôder tout autour... Il est rusé comme un diable.
- Oh Seigneur ! s'écria un garçon. Il y a par derrière... 
Il sortit en hâte du bar. Une minute après, il reparût :
- La porte de la cour était ouverte !
- Il est peut-être déjà dans la maison", fit observer un cocher anémique.
Juste à ce moment-là, la planche du comptoir retomba. Marvel se mit à crier comme un chat qu'on étrangle. Le garçon le vit bizarrement accroupi, lutter ; il parut être traîné jusque dans la cuisine. On entendit un cri de terreur, un grand tapage de casseroles. Marvel, tête baissée, résistait obstinément. Tout le monde passa par-dessus le comptoir pour aller à son secours.
Le policeman, qui avait essayé de passer devant le garçon, se précipita, suivi du cocher ; il saisit le poignet de la main invisible qui étranglait Marvel, reçut un coup de poing en pleine figure et faillit tomber à la renverse. Le cocher alors prit quelqu'un par le collet :
" Je le tiens !" s'écria-t-il.
Les mains du garçon empoignèrent l'ennemi qu'on ne voyait point.
Marvel, relâché, se laissa choir et essaya de se glisser entre les jambes des uns et des autres. La porte de la cuisine se referma et couvrit sa retraite.
"Où-est-il passé ? demandait l'homme à la barbe. Dehors ?"
Un projectile vola en sifflant tout près de sa tête et alla s'écraser au milieu de la vaisselle.
"Je vais lui faire voir !..." s'écria l'homme à la barbe, en montrant un revolver. Un canon d'acier brilla et cinq balles partirent, coup sur coup, dans l'obscurité d'où était venu le projectile.  C'est alors qu'on entendit la voix de l'homme invisible : une plainte aiguë. Puis il y eut un silence.
"Quatre as et un roi ! dit l'homme à la barbe. Apportez une lanterne, quelqu'un, et à tâtons, mettons-nous en quête du cadavre..."

L'hôte du Docteur Kemp
Le Docteur Kemp n'eut pas finit avant deux heures son travail de la nuit. Il bâilla et alla se coucher. Les études scientifiques avaient développé ses facultés d'observation. En traversant le vestibule, il remarqua une tache noire sur le linoléum, au pied de l'escalier.
Il se demanda tout à coup ce que pouvait bien être cette tache. Il s'aperçut à sa grande surprise qu'elle avait le couleur et la viscosité du sang qui sèche. Il monta, regardant autour de lui, essayant de s'expliquer cette tache. Sur le palier, il s'arrêta stupéfait : le bouton de porte de sa chambre était souillé de sang. Il regarda sa main : elle était propre. Il entra ; son regard, errant avec curiosité, tomba sur le lit : le couvre-lit était taché de sang, les draps avaient été déchirés.
Le Dr Kemp resta debout, les yeux en arrêt sur le lit en désordre et souillé de sang... Une main lui saisit le bras. Il donna un coup à cette main. Alors l'étreinte se resserra. Un désir furieux de se délivrer s'empara de lui ; mais il fut secoué à perdre l'équilibre et jeté à la renverse sur le lit. A peine avait-il ouvert la bouche pour crier que le coin du drap lui fut enfoncé entre les dents. L'homme invisible le maintenait sous lui d'une manière
inquiétante ; mais, du moins, Kemp avait les bras libres, et, des pieds comme des mains, il s'efforçait de donner des coups.
"Soyez raisonnable, dit l'homme invisible, sans s'inquiéter des bourrades qu'il recevait dans les côtes.
- Par le ciel, vous allez me rendre fou !
- Demeurez là, imbécile ! hurla l'homme invisible dans l'oreille de Kemp. Celui-ci lutta encore un moment, puis resta tranquille.
Si vous criez, je vous écrase la figure... Je suis réellement invisible, et j'ai besoin de votre aide. Je ne veux pas vous faire de mal, mais si vous vous conduisez comme un rustre forcené, j'y serai contraint. N'avez-vous pas gardé souvenir de moi, Kemp... Griffin, de l'University College ?
- Laissez-moi me redresser... Je resterai où je suis... Laissez-moi tranquille une minute.
Kemp s'assit et se tâta le cou.
- Je suis Griffin. Je me suis rendu invisible. Je ne suis qu'un homme comme les autres, un homme que vous avez connu.
- Griffin ?

- Oui, Griffin ! répondit la voix, un étudiant plus jeune que vous, haut de six pieds, de forte carrure... qui obtint la médaille de chimie.
- Je suis abasourdi... Ma tête éclate... Qu'est-ce que tout ceci a à voir avec Griffin ?... C'est horrible ! Mais par quelle sorcellerie un homme peut-il devenir invisible ?
- Il n'y a pas de sorcellerie. C'est un procédé scientifique, et assez facile à comprendre.
- C'est horrible ! Comment diable...
- Horrible si vous voulez. Mais je suis blessé, je souffre, je suis éreinté... Bon Dieu ! Kemp, vous êtes un homme. Un peu de calme.
Kem regardait le bandage ensanglanté se mouvoir à travers la pièce ; il vit un fauteuil d'osier, traîné sur le parquet, venir se placer auprès du lit. Le fauteuil craqua sous le poids d'une personne.
- C'est plus fort que les histoires de revenants ! s'exclama le Dr Kemp. Et il se mit à rire machinalement, Comment cela se fait-il ? demanda-t-il d'un ton irrité. Du diable si... En cette affaire, tout est extravagant d'un bout à l'autre.
- Tout est logique, parfaitement logique ! répliqua l'homme invisible. Donnez-moi du whisky. Je suis à peu près mort.
- Sapristi ! Où êtes-vous ? Si je me lève, ne tomberai-je pas sur vous ? Là ! Fort bien. Le whisky ? Tenez ! Où faut-il vous le donner ?


Le fauteuil cria et Kemp sentit qu'on lui prenait le verre des mains. Il dut faire un effort pour le lâcher : son instinct était en révolte. Le verre s'éloigna et resta en équilibre à vingt pouces au-dessus du fauteuil. Kemp le regardait avec une perplexité infinie.
- Cela est, cela ne peut être qu'hypnotisme ! Vous devez m'avoir suggéré que vous étiez invisible.
- Allons donc !
- Mais cela est fantastique !
- Avez-vous une robe de chambre ?
Kemp se dirigea vers sa garde-robe et en tira un vêtement d'étoffe rouge sombre. Le vêtement lui fut pris des mains ; il flotta en l'air, flasque, pendant un moment, puis il s'agita d'étrange façon, se dressa, moulant un corps, se boutonna de lui-même et s'assit dans le fauteuil.



- Vous voulez manger ?, demanda Kemp.
- Oui, quelque chose... C'est bien l'aventure la plus insensée qui me soit jamais arrivée !
Kemp regardait avec ébahissement cette robe de chambre dévorer un pain et des côtelettes froides.
L'homme invisible réclama un cigare. C'était chose curieuse de le voir fumer : sa bouche, son gosier, son pharynx, ses narines devenaient visibles sous la forme d'une colonne tourbillonnante de fumée.
- C'est un présent du Ciel que le tabac ! dit-il en lâchant une grosse bouffée. J'ai de la chance d'être tombé sur vous, Kemp. Je suis dans un embarras du diable ; j'ai été fou, je crois. Quelles aventures j'ai traversées !... Vous n'avez pas beaucoup changé depuis une douzaine d'années.
Le poignet de l'homme invisible devenait douloureux. Il avait de la fièvre ; il était épuisé. Son esprit se reportait sans cesse à la chasse qu'on lui avait donnée dans la colline, à la lutte soutenue dans l'auberge. Il gémit tout à coup et se pencha en avant, sa tête invisible appuyée sur des mains invisibles.
- Kemp, dit-il, je n'ai pas dormi depuis bientôt trois jours. Je n'ai fait que m'assoupir une heure ou deux. Il va falloir que je dorme.
- Soit, prenez ma chambre. Et votre blessure, qu'est-ce que c'est ?
- Rien, une égratignure. Oh, mon Dieu, comme j'ai sommeil !
- Eh bien, pourquoi ne pas dormir ?
L'homme invisible parut considérer Kemp.
- Parce que j'ai des raisons particulières de tenir à n'être pas pris par mes semblables.
Kemp ouvrit de grands yeux.
Imbécile que je suis ! s'écria l'autre, en frappant sur la table violemment. Je viens de vous souffler une idée !... Je suis fâché de ne pouvoir vous raconter dès ce soir tout ce que j'ai fait ; mais je suis à bout de forces. Croyez-moi, Kemp, en dépit de vos raisonnements, la chose est parfaitement possible. J'ai fait une découverte. J'avais l'intention de la garder pour moi. Je ne peux pas... Mais, à demain ! En ce moment, c'est pour moi, le sommeil ou la mort.
Kemp se tenait au milieu de la chambre, les yeux fixés sur ce mannequin sans tête.
- Je vais vous laisser, n'est-ce pas ?... C'est incroyable... Ah, il ne faudrait pas trois aventures de ce genre-là, bouleversant toutes mes idées, pour me rendre fou. Et c'est pourtant vrai !... Y a-t-il encore quelque chose que je puisse faire pour vous ?
- Rien, rien, que de me dire bonsoir.
- Eh bien, bonsoir ! répondit Kemp, en étreignant une main invisible.
Il se dirigeait obliquement vers la porte, quand, tout à coup, la robe de chambre vint sur lui à grand pas :
- Ecoutez-moi bien. Pas de tentative pour me ligoter, pour s'emparer de moi, ou...
Le visage de Kemp prit une expression particulière :
- Je croyais, répliqua-t-il, vous avoir donné ma parole."
Puis il ferma la porte doucement derrière lui, et aussitôt, il entendit tourner la clef à l'intérieur.














Kemp se frappa le front :
"Est-ce que je rêve ? Est-ce que le monde est devenu fou, ou moi ?"


 Kemp ouvrit la St James's Gazette. Deux colonnes lui sautèrent aux yeux : "Un village entier du Sussex atteint de folie;"
"Juste Ciel !" s'écria Kemp, en lisant avec avidité le compte rendu sceptique des événements arrivés la veille à Iping... Il laissa tomber le journal et son regard erra de-ci, de-là. Il resta planté devant la feuille, tout pâle. Attentif au moindre bruit au-dessus de sa tête, il entendit tout à coup des pas pesants se précipiter à travers la chambre à coucher. Puis, une chaise fut renversée, le verre du lavabo fut brisé. Kemp se hâta de grimper l'escalier et frappa vivement à la porte.
"Eh bien, qu'est-ce qu'il y a donc ? demanda Kemp lorsque son hôte lui eut ouvert.
- Rien...
- Mais, que diable ! ce vacarme ?
- Simple accès de mauvaise humeur, répondit l'homme invisible. Je ne pensais plus à mon bras, et il me fait mal.
- On a publié dans les journaux toute votre affaire ; le monde est averti qu'il y a un citoyen invisible, mais nul ne sait que vous êtes ici."
L'autre lâcha un juron.
"Avant tout, dit Kemp, je voudrais bien en savoir un peu plus long sur votre invisibilité.
Il regarda l'endroit où s'était assis Griffin, devant la table : une robe de chambre sans tête essuyait des lèvres qu'on ne voyait pas avec une serviette soutenue miraculeusement.
- C'est bien simple, répondit Griffin, en posant sa serviette à côté de lui.
- Pour vous, sans doute ; mais...
- Oui, certainement, à moi-même, cela me semblait merveilleux. A présent, bon Dieu !... Je m'occupais de la question la première fois à Chesilstowe.
- A Chesiltowe ?
- J'y étais en quittant Londres. Vous savez que j'ai abandonné la médecine pour me consacrer à la physique ? Non, vous ne le saviez pas. Eh bien, c'est ainsi. L'étude de la lumière m'attirait, la densité optique !... C'est un tissu d'énigmes, une série de problèmes. Je n'avais que vingt-deux ans.
J'étais plein d'enthousiasme. Je me dis : je vais vouer ma vie à cette question-là ; elle en vaut la peine. Je me mis à travailler comme un nègre. Et j'avais à peine travaillé et réfléchi six mois que la lumière se fit. Je découvris un principe général des pigments et de la réfraction, une formule, une expression géométrique comportant quatre dimensions. Dans mes livres (ceux que ce chenapan de Marvel m'a volés), il y a des merveilles, des miracles. C'était une méthode par laquelle il serait possible, sans changer aucune des propriétés de la matière, de réduire l'indice de réfraction d'un corps solide ou liquide à celui de l'air.
- Fichtre ! dit Kemp. Je comprends bien que par ce moyen vous pouvez ôter son éclat à une pierre précieuse ; mais de là à rendre invisible une personne, il y a loin.


- Précisément. Mais considérez que la visibilité dépend de l'action des corps visibles sur la lumière. Vous savez très bien qu'un corps absorbe les rayons lumineux, ou il les réfléchit, ou il les réfracte. Supposez qu'un corps ne réfléchisse, ni ne réfracte, ni n'absorbe aucun rayon : ce corps ne peut pas être visible par lui-même."
Parti de ma formule, j'approchai peu à peu de l'expérience, de la réalité. Je n'en parlais à âme qui vive, parce que je voulais lancer ma découverte sur le monde avec une force écrasante et devenir célèbre d'un seul coup. Je repris la théorie des pigments pour combler certaines lacunes, et soudain, par accident, je fis une découverte en physiologie.
"Je pourrais être invisible !" me répétais-je. J'apercevais déjà le tableau magnifique de tout ce que l'invisibilité pouvait représenter pour un homme : le mystère, le pouvoir, la liberté. D'inconvénients, je n'en voyais aucun. Moi, un pauvre physicien, professeur de jeunes sots dans un collège de province, moi, je pourrais instantanément devenir ce prodige ! Je travaillais trois ans et il n'est pas de montagne de difficultés qui, soulevée, ne m'en ait laissé voir une autre... Et l'exaspération ! Mille entraves !
J'avais déjà quitté le collège de Chesilstowe, quand cela s'est passé. C'était le dernier jour de décembre. J'avais pris une chambre à Londres.
Ma première expérience porta sur un morceau d'étoffe. C'était bien la chose la plus étrange du monde de la voir d'abord souple et blanche sous les jets de lumière, puis s'évanouir peu à peu, comme un flocon de neige, disparaître... J'avais peine à croire que j'eusse obtenu cela. J'étendis la main dans le vide apparent : l'objet était bien là, aussi solide que jamais.
Alors intervient une expérience plus curieuse encore. J'entendis un miaulement derrière moi : de l'autre côté de la fenêtre, un chat blanc, très sale. Il me vînt une idée : "Oh, toi, tu arrives juste à point !" pensai-je, et, la fenêtre ouverte, j'appelai le chat bien doucement. Il entra en faisant ronron ; la pauvre bête mourrait de faim. Je lui donnai un peu de lait. Quand il eût bu, je l'établis confortablement sur l'oreiller de mon grabat.
- Et vous avez opéré sur lui ?
- Parfaitement. Mais droguer un chat, ce n'est pas une petite affaire, Kemp. Après lui avoir fait boire la drogue pour blanchir le sang, après lui avoir fait subir diverses préparations, je donnai à la bête de l'opium, et je la plaçai, avec l'oreiller où elle dormait, sur l'appareil.



Eh bien, tout s'évanouit, disparut ; mais il resta les deux petites flammes des yeux.
- Bizarre !
- Il se réveilla, encore engourdi, et miaula doucement.
- Combien cela prit-il de temps ? demanda Kemp.
- Le chat ?... trois ou quatre heures. Les os, les nerfs, la graisse furent les derniers à disparaître, ainsi que l'extrémité des poils de couleur. Et, comme je vous le dis, le fond de l'oeil ne s'en allait pas du tout.

"Il faisait nuit dehors. On ne voyait plus rien que les yeux ternes du chat. J'arrêtais le moteur à gaz, je cherchais à tâtons ; je caressais la bête qui était encore insensibilisée ; je détachais ses liens. Vers deux heures, le chat se mit à miauler. Il n'y avait là que deux yeux ronds, brillants, verts et
rien autour. J'ouvris la fenêtre et fis un grand remue-ménage : sans doute, il finit par sortir ; je ne le vis et ne l'entendis plus jamais.
- Vous ne voulez pas dire qu'il y a un chat invisible lâché à travers le monde ? demanda Kemp.
- A moins qu'on ne l'ait tué... Pourquoi pas ? fit l'homme invisible...
Je pris un peu de nourriture, une forte dose de strychnine, et je me jetai tout habillé pour dormir sur mon lit pas fait... La strychnine, Kemp, est un merveilleux tonique ; ça vous remonte un homme.
- Mais, c'est un remède diabolique, c'est du feu en bouteille !
- Le lendemain, je fus pris d'une activité rageuse... Tout fut achevé dans la nuit. J'étais là immobile, sous l'influence pénible des drogues qui décolorent le sang. Bientôt, on glissa quelque chose sous la porte, un papier bleu. Dans un accès d'impatience, je me levai ; j'allai ouvrir la porte toute grande. "Eh bien !" m'écriai-je. C'était mon propriétaire, porteur d'un avis d'expulsion. Il leva les yeux sur mon visage. D'abord, il demeura bouche béante ; puis il poussa une sorte de cri inarticulé, laissa choir à la fois chandelle et papier, et s'enfuit à tâtons par le corridor obscur. M'étant approché de la glace, je compris son effroi : j'avais la figure toute blanche, couleur de pierre. Ce fut tout à fait horrible. J'avais compté sans la souffrance. Nuit d'angoisse déchirante, de nausées, de défaillance. Je claquais des dents quoique tout mon corps fût en feu ; et j'étais là, gisant comme un cadavre. Je perdis connaissance ; puis je m'éveillai, tout languissant, dans la nuit noire. La douleur avait cessé.

Je n'oublierai jamais le lever du jour et l'horreur éprouvée à voir mes mains devenues comme du verre dépoli, puis plus transparentes et plus fines à mesure que la clarté augmentait. Enfin, je pus voir au travers. Mes membres devinrent vitreux, les os et les artères s'évanouirent, disparurent... J'étais faible et affamé. Je m'avançai et regardai dans le miroir : rien ! rien du tout !... Je dormis pendant la matinée, en mettant mon drap sur mes yeux pour les protéger contre la lumière.
Vers midi, je fus réveillé par des coups à la porte. Mes forces m'étaient revenues : je me dressai sur mon séant et sautai sur mes pieds. Je me mis à démonter mon appareil, à en disperser les parties à travers la chambre, pour qu'on ne pût avoir aucune idée de sa structure. Bientôt les coups se renouvelèrent, des voix appelèrent. Invisible et nu, j'enjambai la fenêtre, baissai le châssis et là, en sûreté, mais tremblant de colère, je m'assis au bord pour attendre les événements. Un moment après, ils avaient fait sauter les verrous et apparaissaient dans l'encadrement de la porte. C'était le propriétaire accompagné de deux gaillards. Vous pouvez imaginer leur étonnement de trouver la chambre vide. Un des jeunes gens courut aussitôt à la fenêtre, l'ouvrit en hâte et regarda au-dehors. Les yeux écarquillés, sa figure barbue vint à un pied de la mienne. J'eus bien envie de taper dessus, mais je retins mon poing fermé. Ses regards me traversaient le corps. Le vieux alla jeter un coup d'oeil sous le lit. Un sentiment d'extraordinaire orgueil succéda à ma colère, tandis que j'observais ces personnages qui essayaient de deviner l'énigme de ma disparition.
Dès qu'ils furent en bas, je me faufilai de nouveau à l'intérieur. Avec une boîte d'allumettes, je mis le feu à un tas de papiers ; j'approchai les chaises et la literie, j'amenai le gaz avec un tuyau en caoutchouc...

- Vous avez mis le feu à la maison ? s'écria Kemp.
- Oui, j'ai mis le feu ! C'était la seule manière de brouiller ma piste... Je tirai tranquillement les verrous de la porte d'entrée et me voilà dans la rue !
J'étais invisible et commençais seulement à me rendre compte de l'avantage extraordinaire que me donnait cette qualité. Ma tête fourmillait déjà de projets insensés et merveilleux que je pouvais dès lors mettre à exécution impunément."

"En descendant l'escalier, la première fois, j'avais trouvé une difficulté imprévue : je ne voyais pas mes pieds ; je trébuchai à deux reprises. De même, il y eut une gaucherie singulière dans ma façon de saisir le verrou : je ne voyais pas mes mains... Cependant, à condition de ne pas regarder par terre, je parvins à marcher assez bien sur le terrain plat. Mon état d'esprit, vous devez le comprendre, était l'exaltation. J'éprouvais la sensation d'un voyant qui marcherait, avec les pieds enveloppés d'ouate et des vêtements qui ne feraient aucun bruit, dans une cité d'aveugles. J'avais une tentation folle de plaisanter, de faire peur aux gens, de leur taper sur l'épaule, d'envoyer promener des chapeaux. Pourtant, à peine avais-je débouché dans Great Portland Street, je fus heurté violemment par derrière par un homme qui portait un panier de siphons. Après le choc, il regarda son fardeau avec ahurissement. Quoique le coup m'eût réellement fait mal, je trouvai quelque chose de si drôle dans sa stupéfaction que j'éclatai de rire bien haut. "Le diable est dedans !" criai-je en tirant le panier des mains du porteur. Celui-ci lâcha immédiatement et je balançai en l'air toute la charge ; mais une brute de cocher de fiacre se jeta dessus, et ses doigts étendus m'étreignirent avec une vigueur fâcheuse. Je laissai tout retomber sur le cocher. Alors, clameurs, piétinement de la foule autour de moi ; les gens sortent des boutiques, les voitures s'arrêtent. Je compris ma sottise, et tout en la maudissant, je m'adossai contre une vitrine et guettai le moment de m'enfuir : en un instant, je pouvais être pris dans la cohue et inévitablement découvert.



Je me hâtai de traverser la chaussée. Le brancard d'un cab me heurta avec force au-dessous de l'omoplate. Je m'écartai en chancelant ; j'évitai, d'un mouvement instinctif, une voiture à bras. Je frissonnais de froid : c'était un jour clair de janvier, et j'étais tout nu.
A l'angle ouest du square, un petit chien blanc vint quêter de mon côté, le museau à terre. Je n'avais jamais songé à cela auparavant : les chiens perçoivent l'odeur d'un passant comme les humains perçoivent sa forme. L'animal se mit à aboyer et à sauter, témoignant, à ce qu'il me parut trop clairement, qu'il était averti de ma présence. Alors, j'entendis une musique et je vis une foule, et en tête, la bannière de l'Armée du Salut. Par
bonheur, mon chien s'arrêta au bruit de la fanfare, et au galop, s'en retourna vers le square. La troupe arrivait, braillant l'hymne "Quand Le verrons-nous face à face ?". Boum ! Boum ! Boum ! la grosse caisse m'envoyait ses vibrations bruyantes. Je ne faisais pas attention à deux gamins arrêtés auprès de moi : "Regardez donc ! dit l'un.
- Quoi ? fit l'autre
- Mais... ces traces de pas... de pieds nus..."
Je vis ces enfants, bouche béante, devant les traces boueuses que j'avais laissées derrière moi. Un moment, je fus paralysé. Le plus âgé hésita, puis il avança, la main tendue. Une seconde encore et il m'aurait touché. Alors, je compris ce qu'il y avait à faire : j'avançai d'un pas. Le gamin fit un bond en arrière en poussant un cri : "Des pieds ! voyez ! des pieds qui courent !"
Il y eut un remous dans la foule ; on s'étonne ; on questionne. Je bouscule un jeune homme ; je passe. Un moment après, je courais tête baissée avec six ou sept personnes qui suivaient mes traces, perplexes devant ces empreintes aussi incompréhensibles que les traces de pied observées par Robinson Crusoé dans son île déserte.
Une fois, je vis un aveugle s'approcher de moi. Je me dérobai en boitant, car je redoutais la finesse de ses sens. Deux fois, il y eut des collisions ; je laissai les gens stupéfaits des malédictions inexplicables qui résonnaient à leurs oreilles.
Alors, doucement, sans bruit, il m'arriva quelque chose dans la figure : le square se couvrait d'un léger manteau blanc, des flocons de neige tombaient avec lenteur. J'avais attrapé un rhume et je ne pus retenir un éternuement."

"C'est donc en janvier dernier, sous la menace d'une tempête de neige -et la neige, en restant sur moi, m'aurait trahi- que, fatigué, gelé, souffrant, et à peine convaincu de mon invisibilité, je commençais cette vie nouvelle à laquelle je suis voué. J'étais sans abri, sans ressources ; pas un être au monde à qui je pusse me confier. Dire mon secret, c'était me livrer, faire de moi une curiosité, un phénomène. Mon premier objectif était de me protéger de la neige, d'être enfin à couvert, au chaud ; alors seulement, je pourrais arrêter un plan.
Vous devez commencer à comprendre tous les désavantages de ma condition : j'étais sans abri, sans rien pour me couvrir ; me procurer des vêtements, c'était sacrifier tous mes avantages, c'était faire de moi un monstre étrange et terrible. De plus, je jeûnais car, manger, me remplir l'estomac d'aliments qui ne seraient pas tout de suite assimilés, c'était redevenir visible, et d'une façon grotesque.
- Je n'avais pas pensé à cela, dit Kemp
- Moi non plus !... La neige m'avait avisé d'une autre espèce de danger. Je ne pouvais pas aller dehors par temps de neige : en s'accumulant sur moi, elle m'aurait dénoncé. La pluie, elle aussi, eût fait de moi une silhouette ruisselante, un simulacre humain étincelant, une bulle fantastique... Et le brouillard !... Je serais, dans le brouillard, un fantôme, un vague soupçon d'humanité. D'ailleurs, dans l'air de Londres, je recueillais de la boue sur mes chevilles, des fumées de charbon et de la poussière sur la peau. Donc, ne pas rester à Londres, à aucun prix. Je gagnais les faubourgs, et je me retrouvai à l'extrémité de la rue où j'avais logé : la foule stationnait en face des ruines encore fumantes de la maison que j'avais incendiée. Le plus urgent pour moi, c'était de trouver des vêtements.
Il faisait froid ; les rues étaient balayées par un vent du nord piquant. Je m'aperçus que j'avais attrapé un nouveau rhume ; il fallait me retourner de temps en temps pour ne pas attirer l'attention par mes éternuements. 

Enfin, j'arrivai au terme de mes recherches : une sale petite boutique dans une rue à l'écart, avec une vitrine pleine de robes à paillettes, de faux bijoux, de perruques, de pantoufles, de photographies d'actrices. J'entrai.
La porte, en s'ouvrant, fit tinter une sonnette. Je la laissai ouverte et tournai autour d'un mannequin qui portait un costume râpé. Mon plan était parfaitement arrêté : je me proposais de me cacher en haut de l'escalier, de guetter mon heure et, lorsque tout serait tranquille, de fouiller là-dedans, de prendre une perruque, un masque, des lunettes, un costume, et d'aller ensuite par le monde...



Je résolus d'explorer la maison. Dans l'une des pièces, je trouvai quantité de vieilles frusques. Je fouillais là-dedans, et m'animais si bien à cette besogne, que je perçus des pas furtifs et, ayant levé les yeux juste à temps, je vis un bonhomme qui passait la tête et considérait le tas en désordre, un vieux revolver à la main. Je demeurai parfaitement immobile, tandis qu'il regardait autour de lui, soupçonneux, la bouche ouverte : " Ce sont les rats !" dit-il à voix basse. Je sortis en me glissant obliquement hors de la chambre, mais le parquet vint à craquer. Alors, cette infernale petite brute s'élança à travers la maison, revolver au poing. J'eus un mouvement de rage. Constatant qu'il était seul dans la maison, je ne fis ni une ni deux, je tapai sur sa tête.
- Sur sa tête ? s'écria Kemp.
- Oui, comme il descendait l'escalier, je le frappai par derrière avec un escabeau. Il roula jusqu'en bas comme un sac de vieilles bottes...
J'avais faim. Dans l'arrière-boutique, je trouvai du pain et du fromage qui sentait fort : c'était plus qu'il ne fallait pour satisfaire mon appétit. Je bus un peu d'eau-de-vie. Puis, je retournai, en passant par-dessus ce "sac" qui m'avait mis en fureur, et qui gisait toujours là, immobile. Je retournai dans la chambre aux vieux habits et jetai mon dévolu sur des lunettes noires, des favoris grisonnants, une perruque. Je ne trouvai pas de chaussettes, mais des bottes qui m'allaient assez bien ; enfin, le costume râpé que j'avais remarqué à l'entrée, sans oublier, un chapeau. Dans la caisse de la boutique, je récupérai trois souverains et environ trente shillings ; dans un buffet dont je fis sauter la serrure, huit livres en or. Ainsi équipé, je pouvais faire ma rentrée dans le monde.
Je m'examinai soigneusement dans un miroir, me trouvant grotesque comme peut l'être un acteur, mais enfin, je n'étais pas une monstruosité physique. Recouvrant confiance, j'eus besoin d'un peu de temps pour prendre mon courage à deux mains. Puis, j'ouvris la porte et m'avançai dans la rue. Personne ne paraissait me remarquer. La dernière difficulté semblait bien surmontée."

"Avant cette folle expérience, j'avais rêvé tous les avantages du monde. Cet après-midi, tout n'était plus que déception. Je récapitulais toutes les choses que l'homme tient pour désirables. Pas de doute que l'invisibilité me rendît possible d'y atteindre ; mais elle me mettait dans l'impossibilité d'en jouir, une fois que je les aurais obtenues. Pour l'ambition, pour l'orgueil, de quel prix est une place où il ne vous est pas permis de vous montrer ?
J'ai fait une sottise, Kemp, une grosse sottise, en entreprenant l'expérience à moi tout seul. J'ai perdu du temps, des forces, des occasions. Seul, ah, qu'un homme est capable de peu de chose ! Quelques petits larcins, quelques petites violences, et c'est tout... En fait, cette invisibilité est bonne pour deux choses : elle est utile pour la fuite, elle l'est aussi pour l'approche. Elle est donc particulièrement utile pour tuer. Tuer, voilà ce que nous avons à faire, Kemp.
Kemp porta la main à sa moustache :
- Voilà ce que nous avons à faire, tuer... Je vous écoute, Griffin, mais je ne dis pas oui ; prenez-y garde. Pourquoi tuer ?

- Pas de meurtre inutile, non ; mais un massacre judicieux. On sait qu'il existe un homme invisible, et cet homme invisible, Kemp, doit établir maintenant le règne de la terreur. Oui, sans doute, cela fait frémir. Il faut qu'il prenne une ville, la terrifie et y domine. Il faut qu'il donne des ordres. Et quiconque désobéit à ses ordres, il doit le tuer.
- Hum ! hum ! fit Kemp. Pourquoi jouer une pareille partie contre sa race ? Comment pouvez-vous espérer y trouver le bonheur ? Ne soyez donc pas un loup solitaire ! Publiez vos résultats ; mettez le monde, la nation dans votre confidence.
L'homme invisible l'interrompit :
- Il y a des pas qui montent !
- Allons donc !
- Laissez-moi voir !"
Il se dirigea, le bras étendu, vers la porte. Alors les événements se précipitèrent ; Kemp hésita une seconde, puis fit un mouvement pour lui barrer la route. L'homme invisible tressaillit :
" Traitre !"
Et tout à coup la robe de chambre s'ouvrit et Griffin commença à se dévêtir. A ce moment-là, on entendit, venant d'en bas, un bruit de voix et de pas pressés. D'un mouvement rapide, Kemp rejeta l'homme invisible en arrière et referma violemment la porte derrière lui. Il devint blême. Il se cramponna des deux mains aux boutons de la porte, mais il fut saisi à la gorge par des doigts invisibles et lâcha le bouton pour se défendre. Il fut repoussé, renversé, lancé lourdement dans un coin du palier.



Dans l'escalier, se trouvait alors le chef de la police, destinataire de la lettre de Kemp, qui demeurait ébahi, frappé de stupeur, à cette vision soudaine : Kemp poursuivi par cette chose extraordinaire, un vêtement vide qui s'agitait en l'air. Il vit Kemp chanceler, s'abattre comme un boeuf.
Alors, subitement, il fut lui aussi frappé avec violence. Et par personne ! Rien ! Un poids énorme sauta sur lui ; on l'empoigna à la gorge, et il fut précipité la tête la première dans l'escalier. Un pied invisible lui passa sur le dos ; le frôlement d'un spectre dégringola les marches. Il entendit les deux agents dans le vestibule crier et courir. Il se releva stupéfait, et vit Kemp qui descendait en vacillant, échevelé, un côté de la figure meurtrie, la lèvre saignante.
"Mon Dieu ! s'écria Kemp. Tout est perdu !
Il s'est sauvé."

"C'est un fou, une brute. C'est l'égoïsme personnifié. Il ne voit rien que son intérêt propre et son salut. Il m'a exposé ce matin tous ses projets égoïstes et brutaux... Il a blessé des gens, il en tuera d'autres, si nous n'arrivons pas à l'en empêcher. Il soulèvera une panique. Rien ne peut l'arrêter. Le voilà maintenant lancé, furieux... Il rêve je ne sais quel règne de terreur, je vous dis ! Il faut établir une surveillance dans les gares, sur les routes, dans les ports. Il nous faut l'aide de la garnison, télégraphier pour qu'on nous envoie du renfort. La seule chose qui puisse le retenir ici, c'est le désir de récupérer certains livres de notes qu'il regarde comme très précieux. Il y un homme au poste, un nommé Marvel...
Il faut que vous l'empêchiez de manger et de dormir ; jour et nuit, il faut que tout le pays soit debout contre lui et se tienne sur le pied de guerre pour une battue générale. Sur les routes, du verre pilé ! C'est cruel, je le sais ; mais songez à ce qu'il peut faire.  Et des chiens, prenez des chiens : ils ne le voient pas, mais ils l'éventent. Et que l'on serre toutes les armes. Il ne peut en porter une avec lui bien longtemps.
Je vous le répète, c'est un danger, un fléau. Tant qu'il ne sera pas bouclé et en lieu sûr, c'est effrayant de penser à tout ce qu'il peut arriver. Cet homme s'est mis hors de l'humanité, je vous le dis. Il établira le règne de la terreur dès qu'il aura surmonté l'émotion du péril auquel il vient d'échapper. Il s'est retranché lui-même du genre humain : que son sang retombe sur sa tête !

Il y a tout lieu de croire que l'homme invisible, lorsqu'il s'élança hors de chez Kemp, était dans un état de fureur aveugle. Un petit enfant, qui jouait près de la porte, fut violemment projeté à terre ; il eut la cheville brisée et resta quelques heures sans connaissance. Personne ne sait où alla Griffin, ni ce qu'il fit, par ce chaud après-midi de juin.
Tout le pays commença à s'organiser avec une rapidité incroyable. A deux heures, il aurait encore pu quitter le district en prenant quelque train ; plus tard, cela devenait impossible. Dans un rayon de vingt milles, des hommes armés de fusils et de gourdin furent bientôt répartis en groupes de trois ou quatre, avec des chiens, pour battre les routes et les champs. Des agents à cheval galopèrent sur tous les chemins de la contrée, s'arrêtant à chaque cottage, invitant les gens à fermer leurs maisons, à ne pas sortir sans être armés. Toutes les écoles communales furent licenciées à trois heures, et les enfants effrayés, réunis en bandes, rentrèrent chez eux précipitamment.
Si rapide et si décidée fut l'action des autorités, si prompte, si universelle fut la croyance à cet être extraordinaire, qu'avant la tombée de la nuit, une superficie de plusieurs centaines de milles carrés fut strictement en état de siège. Un frémissement d'horreur se propagea dans toute la population en éveil et nerveuse ; de bouche en bouche, à travers tout le pays, courait l'histoire du meurtre de Mr Wicksteed...


La funeste rencontre advint sur le bord d'une sablonnière, proche du parc de Lord Burdock. Le sol piétiné, les blessures nombreuses reçues par Mr Wicksteed, sa canne brisée, tout indique une lutte désespérée ; mais le motif de l'attaque, si ce n'est un accès de frénésie meurtrière, il est impossible de l'imaginer. Vraiment, la version de la folie est pour le moins inévitable.
Mr Wicksteed, intendant de Lord Burdock, était un homme de quarante cinq ans, d'apparence et d'habitudes inoffensives. Il semble que l'homme invisible se soit servi contre lui d'une tige de fer arrachée à une clôture brisée. Il arrêta cet homme qui rentrait paisiblement chez lui ; il l'attaqua, paralysa ses faibles moyens de défense, lui cassa le bras, le renversa et lui réduisit la tête en bouillie.
Après le meurtre de Wicksteed, il semblerait que l'assassin ait pris à travers champs, dans la direction de la dune. On raconte que, vers le coucher du soleil, deux hommes, occupés dans un pré, entendirent une voix qui gémissait et riait tour à tour ; elle sanglotait, pleurait, puis se reprenait à pousser des cris. Cela devait être bien étrange. Elle approcha en traversant un champ de trèfle, puis elle s'éteignit du côté des collines.
Comme la soirée s'avançait, il vit poindre dans les champs des groupes de trois ou quatre hommes, il entendit les aboiements de chiens. Griffin les esquiva tous. Ce jour-là, il perdit courage ; c'était un homme traqué. Le matin suivant, il se retrouva lui-même, actif, redoutable et furieux, tout prêt pour la dernière bataille qu'il devait livrer au monde.

Kemp lisait une étrange missive, écrite au crayon sur une feuille de papier graisseuse :
"Vous avez été prodigieusement énergique et habile. Vous m'avez pourchassé ; vous avez essayé de me priver d'une nuit de sommeil. Malgré vous, j'ai trouvé à manger, j'ai pu dormir ; la partie ne fait que commencer. Il faut qu'arrive le règne de la terreur. Le pays n'est plus sous la domination de la Reine. Dites-le à tous ! La ville est sous ma domination, à moi, et je suis la terreur ! Ce jour est le premier de l'an I de la nouvelle ère, l'ère de l'homme invisible. Je suis Invisible Ier !
Pour débuter, le programme est simple : le premier jour, il y aura une exécution, rien que pour l'exemple, celle d'un nommé Kemp. La mort est en marche, à son adresse, aujourd'hui ! Il peut se cacher, se mettre sous clé, s'entourer de gardiens, revêtir une armure, si bon lui semble : la mort, la mort invisible approche. Aujourd'hui, Kemp doit mourir !"
Le docteur Kemp lut et relut la lettre :
"Ce n'est pas une mystification, c'est bien là son style. Et il ne plaisante pas !... Nous l'aurons, s'écria-t-il. Je suis l'amorce ! Il ira trop loin... La partie est engagée, une drôle de partie, mais les chances sont pour moi, Mr Griffin, quoique vous soyez invisible. Griffin contre l'univers, ce serait trop fort !... Il me guette peut-être en ce moment."


Comme il était dans le vestibule, hésitant, il entendit le fracas de carreaux cassés. Quand il arriva au cabinet de travail, il trouva brisée deux des trois fenêtres, le parquet à moitié jonché d'éclats de verre, un gros caillou tombé sur le bureau. Il s'arrêta sur le seuil de la porte, à contempler le saccage. Un nouveau fracas ; puis un bruit sourd de coups frappés sur des planches, en bas. 
"Que le diable l'emporte ! s'écria Kemp. Cela doit être... Oui... c'est une des chambres à coucher..." 
Kemp, allant à la porte d'entrée, la figure pâle, se mit en devoir de faire glisser les verrous le plus doucement possible. Puis, sur le seuil, la tête haute et se carrant, il descendit les degrés, traversa la pelouse, s'approcha de la grille, lorsqu'une légère brise sembla courir sur le gazon ; quelque chose remua auprès de lui...

Kemp, avec un visage de terreur, s'enfuit sur le chemin de la colline. Il courait bien pour un homme non entraîné. Quoiqu'il fut blême et son visage ruisselant de sueur, il conservait son sang-froid. Il courait à larges enjambées. Toutes les petites villas, endormies au soleil de l'après-midi, semblaient fermées, barricadées. Plus loin, des terrassiers montraient, au-dessus de tas de sable, leurs figures étonnées. Kemp ralentit un peu sa course. Son haleine faisait un bruit de scie dans sa gorge. Il entendit le pas rapide de l'ennemi et bondit en avant.
"L'homme invisible ! cria-t-il aux terrassiers avec un geste vague. Il est tout près d'ici ! Barrez-lui la route !"
Il reçut un coup violent au-dessus de l'oreille et chancela. Il parvint tout juste à reprendre son équilibre ; il riposta, mais dans le vide. Il fut atteint sous la mâchoire et s'étala de tout son long. Deux mains furieuses lui étreignirent la gorge. La bêche du terrassier vint tournoyer en l'air et s'abattit sur quelque chose avec un bruit sourd. On entendit l'assaillant pousser un cri de douleur.
"Je le tiens ! hurla Kemp. Au secours ! Tenez-le ! Il est à terre !"
Une douzaine de mains empoignèrent et déchirèrent l'ennemi dans le vide. Il y eut quelques coups de pied terribles. Soudain, on entendit un cri désespéré : "Grâce ! grâce !" qui se perdit tout de suite en un râle de suffocation.
"Arrière, imbéciles ! Ecartez-vous !" fit la voix assourdie de Kemp.
Il s'agenouilla par terre, auprès du corps invisible. Il y eut une poussée, une bousculade, une foule de nouveaux venus augmentait encore la presse. On ne parlait presque plus.
"Il ne respire plus... Je ne sens plus son coeur..."
Une vieille dame poussa un cri aigu :
"Voyez donc là !"


Lentement, commençant par les mains et les pieds, s'opéra une étrange transformation, ce retour à l'état de substance visible. C'était comme la lente invasion d'un poison. D'abord, les veines blanches ; puis les os transparents et le réseau compliqué des artères ; puis la chair et la peau, à peine distinctes, devenant rapidement solides et opaques. Bientôt on put voir la poitrine défoncée, les épaules et le contour incertain de la face démantibulée.
Alors, on vit, gisant par terre, nu et lamentable, le corps meurtri et brisé d'un homme de trente et quelques années : Griffin, le premier homme qui se soit rendu invisible, le physicien le mieux doué que le monde ait jamais eu. Ainsi finit l'expérience , non moins étrange que criminelle, de l'homme invisible.




(Extraits de "L'Homme invisible" 
de H.G. Wells)




La plupart des photographies qui illustrent ces extraits du roman sont tirées des scènes du film "L'Homme invisible" de 1933.




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